SUR LES SANCTUAIRES DONT LES
ORACLES ONT CESSÉ.
[1] Une
tradition fabuleuse rapporte, mon cher Térentius Priscus, que des aigles
ou des cygnes, partis des extrémités de la terre pour venir à son centre,
se rencontrèrent les uns les autres en un même point, à Pytho, dans le
lieu appelé le Nombril. Plus tard, dit-on, Épiménide, de Phestum, consulta
le dieu sur l'exactitude de cette tradition, et ayant reçu une réponse
obscure et douteuse, il dit :
« Il n'existe un milieu des
eaux ni de la terre; Ou bien, connu des dieux, c'est pour l'homme un
mystère ».
Épiménide fut, et c'était justice, puni par
le Dieu de ce qu'il avait voulu vérifier l'exactitude d'une tradition
ancienne, comme par le toucher on s'assure de l'existence d'une peinture.
[2] Or, peu de jours avant les jeux
Pythiques, célébrés sous Callistrate, nous vîmes arriver chez nous, des
extrémités opposées de la terre, deux personnages sacrés qui se
rencontrèrent à Delphes : à savoir, d'une part Démétrius le Grammairien,
venant de la Grande-Bretagne pour retourner à Tarse, sa patrie, et d'autre
part le Lacédémonien Cléombrote, qui avait voyagé longtemps en Égypte chez
les Troglodytes, et navigué fort avant dans les pays voisins de la mer
Rouge. Il n'y avait pas été conduit par le commerce. C'était un homme
avide de voir, avide de s'instruire, et possesseur d'une fortune
suffisante. Comme il ne jugeait pas fort intéressant d'amasser plus de
biens qu'il ne lui en fallait, il consacrait ses loisirs à parcourir ainsi
le monde; et il recueillait des traditions historiques, y voyant des
matériaux pour la philosophie, laquelle, selon ses expressions, a pour but
la connaissance de la Divinité. Récemment Cléombrote avait visité Ammon.
Tout ce que renfermait ce temple n'avait fait naître en lui qu'une
admiration médiocre, et il ne s'en cachait pas; mais au sujet de la lampe
qui jamais ne s'éteint il racontait un propos fort intéressant, et c'était
des prêtres du temple qu'il le tenait. Ceux-ci prétendent que d'année en
année cette lampe consomme moins d'huile : d'où ils concluent que la
marche du temps est irrégulière, et que chaque année est toujours plus
courte que sa précédente, puisque naturellement il faut un temps moindre
pour une moindre consommation. [3]
Tous les assistants trouvèrent que la chose était merveilleuse. Mais
Démétrius déclara, qu'il était ridicule de poursuivre dans des faits aussi
puérils des recherches d'une si haute importance. A l'entendre, ce n'était
pas, selon le mot d'Alcée, peindre le lion d'après sa griffe : c'était, à
propos d'un bout de mèche et d'une lampe, changer la marche du ciel, de
l'univers entier, et supprimer complétement la science des mathématiques.
Cléombrote prit alors la parole :
« Rien de tout cela, dit-il,
ne troublera ces prêtres. Loin d'accorder aux mathématiciens que ceux-ci
les surpassent en exactitude, ils prétendront que la mesure du temps
échappe bien plus à la science dans des mouvements et des révolutions à si
longs intervalles qu'eux-mêmes ils ne peuvent être trompés dans la mesure
de l'huile, puisqu'en raison de la bizarrerie du fait ils observent
constamment ce phénomène extraordinaire et ne le perdent jamais de vue. Ne
pas accorder que de petites choses servent d'indices pour les grandes, ô
Démétrius, c'est entraver la marche de bien des arts, c'est supprimer et
les démonstrations sur lesquelles s'appuient ces arts et les faits que
l'on prétend proclamer. Et pourtant vous autres même, vous prouvez
l'existence d'un usage assez intéressant : vous prouvez que les héros se
rasaient, et vous établissez cela par la rencontre que vous faites dans
Homère du mot « rasoir ». Vous prouvez en outre que l'on prêtait
alors à intérêt, parce qu'en un endroit Homère dit qu'il est dû une somme
ancienne et considérable, et vous attribuez au verbe « être dû » le
sens de « être augmenté ». Ailleurs le Poète donne à la nuit
l'épithète « d'aiguë », et vous vous emparez avec empressement de
ce mot, y voyant une preuve que c'est l'ombre de la terre qui a la forme
d'un cône, parce que la terre est elle-même sphérique. La médecine, à son
tour, prédit un été pestilentiel d'après le grand nombre des araignées, et
aussi d'après les feuilles de figuier, lorsqu'au printemps celles-ci ont
la forme d'un pied de corneille. Ces conjectures seront-elles autorisées
par ceux qui ne veulent pas que les petits indices annoncent de grandes
choses? Qui d'entre eux souffrira qu'au moyen d'un conge ou d'une cotyle
d'eau l'on détermine la grandeur du disque solaire; que cette petite
brique faisant ici par son inclinaison un angle aigu avec le sol soit dite
mesurer la hauteur de celui des deux pôles qui est toujours visible sur
notre horizon? Car voilà ce que nous avons entendu dire aux prophètes de
là-bas. Il faut donc leur parler un autre langage, si nous voulons,
suivant les croyances de notre pays, conserver au soleil sa marche
traditionnelle sans le faire dévier d'un pas.»
[4] Le
philosophe Ammonius, qui était présent, poussa une exclamation :
« Il ne s'agit pas, dit-il,
du soleil uniquement, mais du ciel tout entier. Car il faudra
nécessairement que d'un des tropiques jusqu'à l'autre la route de cet
astre soit rétrécie, qu'on ne lui laisse plus à parcourir une portion du
cercle de l'horizon aussi grande que le disent les mathématiciens; et
cette portion même devra diminuer de plus en plus, à mesure que la partie
australe se rapprochera de la septentrionale. Il faudra, en outre, que
notre été devienne plus court, notre température, plus froide, puisque le
soleil se repliera plus en dedans, et décrira aux signes des tropiques des
courbes parallèles d'un plus grand diamètre. Il s'ensuivra aussi que les
cadrans solaires dressés à Syène ne seront plus privés d'ombre lorsque
reviendra le solstice d'été, que plusieurs des étoiles fixes se
réfugieront sous l'horizon, que quelques-unes se toucheront et se
confondront, faute d'espace. Ils voudront peut-être objecter que, les
autres astres conservant toujours le même mouvement, le soleil éprouve
seul des variations dans le sien. Mais ils ne sauront expliquer pourquoi
il serait le seul, au milieu de tant de corps célestes, qui obéît à cette
accélération. Ils porteront le trouble dans la plupart des phénomènes,
surtout dans les notions admises concernant la lune. Nous n'aurions donc
pas besoin des mesures fournies par l'huile pour constater ces
différences. Les éclipses du soleil, lorsqu'il est en conjonction avec la
lune, et celles de la lune, laquelle se trouve à plusieurs reprises dans
la projection de l'ombre de la terre, suffiraient d'ailleurs pour le
démontrer, et il n'est pas besoin de conclure plus longuement à la
fausseté de cette opinion.» — « Mais, dit Cléombrote, moi aussi, j'ai vu
la quantité de l'huile : car on m'a montré un grand nombre de ces mesures,
et celle de l'année présente était beaucoup plus petite que celle des
temps anciens » — « D'après cela, reprit Ammonius, ce fait aurait échappé
aux autres hommes qui entretiennent des feux perpétuels et qui les
conservent, en quelque sorte, indéfiniment! Si l'on veut donc admettre
comme vrai ce qui est dit touchant cette diminution, ne vaut-il pas mieux
en attribuer la cause à certains refroidissements, à certaines vapeurs
humides, lesquelles, rendant le feu moins actif, font qu'il consomme et
exige moins d'aliment? Pourquoi ne serait-ce pas encore, tout au
contraire, un effet de sécheresse et de chaleur? Car j'ai déjà entendu
dire à certaines personnes que le feu brûle mieux en hiver parce qu'il a
plus d'activité, et que le froid le resserre et le condense; que dans les
chaleurs il s'affaiblit, devient raréfié, languissant, et saisit sans
avidité le combustible qu'il consume avec plus de lenteur. Mais on devrait
bien plutôt attribuer ce résultat à l'huile même. Il n'est pas improbable
qu'anciennement l'huile contînt moins de séve et plus de parties aqueuses,
extraite qu'elle était de jeunes oliviers. Dans la suite, lorsque ces
arbres eurent atteint leur développement complet, l'huile s'y élabora,
prit de la consistance, de sorte que, à égale quantité, elle eut plus de
force et entretint mieux la flamme. Voilà quelle explication il faut
donner, si, pour l'honneur des prêtres d'Ammon, on veut maintenir
l'existence d'un fait aussi bizarre et aussi étrange. »
[5] Quand
Ammonius eut cessé, je dis à Cléombrote : Parlez-nous donc bien plutôt sur
ce qui concerne cet oracle-là : car autrefois la Divinité qu'on y adore
jouissait d'un grand renom, et aujourd'hui sa gloire semble être un peu
bien flétrie. Au lieu de répondre, Cléombrote gardait le silence et
baissait les yeux. Ce fut Démétrius qui prit la parole :
Il ne faut, dit-il, adresser
aucune question, proposer aucun doute au sujet d'un oracle si lointain,
quand nous voyons que même les oracles d'ici sont tellement éclipsés, ou
que plutôt, à l'exception d'un ou deux, ils font complétement défaut.
N'est-il pas plus opportun de rechercher la cause d'une telle défaillance?
Sans parler des autres, citons les oracles de la Béotie, lesquels jadis se
produisaient par de nombreuses voix. Aujourd'hui ils ont entièrement
disparu, et l'on dirait qu'une sécheresse générale a tari dans cette
contrée toutes les sources de divination. La seule, en effet, où les
consultants aient encore en Béotie le pouvoir de puiser, c'est celle de
Lébadie. Partout ailleurs silence absolu, solitude complète. Et pourtant,
à l'époque des guerres médiques, l'oracle d'Apollon Ptoüs ne jouissait pas
d'une moins grande popularité que celui d'Amphiaraüs : Mardonius les
consulta tous les deux. Le prêtre qui desservait le premier de ces temples
faisait habituellement usage du dialecte éolien, et il répondit de telle
manière qu'il ne fut compris d'aucun des assistants. Le Dieu donnait ainsi
à entendre que l'enthousiasme prophétique n'a rien de commun avec les
Barbares, et qu'il ne leur est point donné de recevoir en langue grecque
des réponses par lesquelles ce qu'ils ont à faire leur soit indiqué. Quant
à l'esclave envoyé vers l'oracle d'Amphiaraüs, il crut voir lui apparaître
en songe le ministre divin, qui le chassait d'abord avec la voix en lui
disant que le Dieu n'y était pas, qui ensuite porta la main sur lui pour
le faire sortir, et qui, voyant que l'envoyé résistait, saisit une grosse
pierre dont il lui frappa la tête. C'était comme un équivalent de
prédiction, à l'égard de ce qui devait arriver. Car Mardonios fut vaincu
par les Grecs que conduisait non pas un roi, mais le tuteur et le
lieutenant d'un roi; et il tomba frappé d'une pierre, comme l'envoyé
lydien avait cru dans son sommeil en recevoir une. Dans ces temps-là aussi
florissait l'oracle de Tégyre. On dit même que le Dieu était né aux
environs; et en effet, près de cette ville coulent deux ruisseaux, dont
l'un, encore aujourd'hui, s'appelle le Palmier, l'autre, l'Olivier. A
l'époque des guerres médiques le Dieu, par la voix de son prophète
Echécrate, annonça aux Grecs qu'ils seraient vainqueurs et que l'avantage
leur resterait dans cette expédition. Pendant la guerre du Péloponèse, aux
Déliens chassés de leur île fut apporté, dit-on, de Delphes un oracle qui
leur recommandait de se mettre en quête de l'endroit où Apollon était né,
et d'accomplir là certains sacrifices. Leur surprise fut grande, et ils
avaient peine à s'expliquer comment le Dieu était né ailleurs que dans
leur île. La Pythie ajouta, pour plus de renseignements, qu'une corneille
leur dirait l'endroit. Ils s'en allèrent donc, et arrivèrent à Chéronée,
où ils entendirent la cabaretière parler de l'oracle de Tégyre avec
quelques étrangers qui s'y rendaient. Ceux-ci, au moment de se séparer de
l'hôtesse, la saluèrent du nom de Corneille, qui était réellement le sien.
Les Déliens comprirent alors le sens de l'oracle. Ils allèrent à Tégyre
exécuter les sacrifices, et au bout de peu de temps ils obtinrent de
rentrer dans leur patrie. Il existe encore des preuves plus récentes que
celles-là touchant la véracité de ces oracles; mais aujourd'hui ils font
complétement défaut : de sorte que, comme nous nous trouvons au temple
d'Apollon Pythien, il est intéressant d'éclaircir nos doutes sur le
changement survenu.
[6] Tout
en conversant nous nous étions avancés depuis le temple jusqu'aux portes
de la salle de conférences, dite salle des Cnidiens, et nous y entrâmes.
Les amis que nous venions trouver y étaient installés déjà, et nous les
vîmes qui nous attendaient. Tous les autres se tenaient tranquilles, parce
que c'était l'heure à laquelle ou bien l'on se frotte d'huile, ou bien
l'on regarde les athlètes. Démétrius, se mettant à sourire, s'écria :
« Vais-je mentir, ou dire
vrai? Vous ne me semblez avoir dans les mains aucune question qui en
vaille la peine, puisque je vous vois parfaitement oisifs et que votre
physionomie est tout à fait dégagée. »
Héracléon de Mégare prit alors la parole :
« Il est vrai, dit-il, que
nous ne cherchons pas si le verbe g-ballô perd un de ses deux lambda au
futur, ni à quels adjectifs simples appartiennent les comparatifs « pire
», « meilleur », « moindre »; car ces questions et celles qui y
ressemblent sont toutes également de nature à rider le front et à
l'assombrir. Mais il en est d'autres, sur lesquelles un philosophe peut
exercer ses recherches sans assombrir son visage, sans perdre son calme,
sans lancer des regards terribles, sans faire peur aux assistants. »
— « Eh
bien! dit Démétrius, accueillez-nous en votre compagnie, et avec nous
accueillez une question qui vient de s'élever entre nous incidemment.
Nulle ne saurait être plus appropriée à ce lieu même, plus intéressante
pour tous à cause du Dieu ; et voyez à ne pas froncer pour cela les
sourcils. »
[7] Nous
nous mêlâmes donc à eux; tous les assistants prirent place, et Démétrius
proposa sa question. Aussitôt Didyme le Cynique, surnommé Planétiade,
s'élança de son siége. A deux ou trois reprises il frappa la terre de son
bâton, et criant de toutes ses forces :
« Oh ! oh ! dit-il, c'est une
question difficile à décider que vous êtes venus nous apporter là, une
question qui exige beaucoup de recherche. Il y a bien lieu, vraiment, de
s'étonner si, au milieu d'une perversité trop générale, non seulement la
Pudeur et la Vengeance céleste, comme a dit Hésiode, ont quitté le séjour
des hommes, mais encore si la Providence des Dieux, qui avait organisé les
oracles, a disparu de tous côtés! Au rebours je vous propose, moi, de
rechercher comment il se fait qu'Apollon ne se soit pas, même dans ces
temps-là, condamné au silence ; comment il se fait qu'Hercule, ou un autre
dieu, n'ait pas à son tour fait disparaître le trépied, sali par les
honteuses et sacriléges questions adressées au Dieu. Les uns veulent
mettre à l'épreuve la faconde d'Apollon, comme si c'était un sophiste; les
autres l'interrogent sur des trésors, sur des héritages, sur des mariages
illégitimes : si bien que Pythagore est par là forcément convaincu
d'erreur, lui qui disait que les hommes en s'approchant des Dieux
deviennent meilleurs qu'ils n'étaient. Aujourd'hui donc les maladies
morales, les passions que l'on se ferait un point d'honneur de dissimuler
et de déguiser devant un personnage respectable, on les porte aux pieds du
Dieu, dans toute leur nudité et dans toute leur évidence. »
Didyme voulait encore parler, mais
Héracléon le tira par son manteau; et moi-même, comme j'étais à peu près
le plus familier de tous avec lui, je l'interpellai :
Mon cher Planétiade, lui
dis-je, cessez d'exciter le courroux du Dieu. Il se met facilement en
colère, et son humeur n'est rien moins que douce, bien que, comme dit
Pindare, « D'être aux humains propice on lui fasse une loi ». Or, soit que
nous voyions en lui le soleil, soit que nous y voyions le maître et le
père du soleil et que nous le placions en dehors de toute nature visible,
il n'est pas vraisemblable qu'il juge les hommes d'aujourd'hui indignes de
recevoir sa parole, lorsque c'est à lui qu'ils doivent leur naissance,
leur nourriture, leur existence actuelle et leur intelligence. Il n'est
pas vraisemblable, non plus, que cette Providence qui, comme une une mère
sage et dévouée, fait tout, conserve tout pour l'usage des hommes, ne
montre du ressentiment contre eux que dans la divination, et qu'elle
veuille leur enlever les oracles par elle concédés dès le principe. Dès
ces temps-là même, lorsque les oracles étaient en plus grand nombre, et
constitués de toutes parts sur la surface de la terre, est-ce que les
méchants ne formaient pas aussi la majorité? Revenez donc ici vous
asseoir. Il est vrai que vous avez déclaré la guerre au vice, et que vous
êtes accoutumé à le châtier constamment de votre parole. Mais accédez à
une trêve pythique : de concert avec nous, cherchez une autre cause pour
expliquer ce qu'on appelle la cessation des oracles, et ménagez-nous la
bienveillance ainsi que les dispositions pacifiques du Dieu.
Or quel fut le résultat que j'obtins de mon
allocution? Planétiade gagna la porte, et disparut sans rien dire.
[8] Il y eut un moment de silence.
Puis Ammonius s'adressant à moi :
« Lamprias, me dit-il, songez
à ce qui nous occupe, et ne perdez pas de vue la question; nous finirions
par déclarer le Dieu étranger à la cause. Or, attribuer la cessation des
oracles à quelque autre puissance et non pas à la volonté d'Apollon, ce
serait faire soupçonner que ces mêmes oracles ne lui ont jamais dû
l'existence et qu'ils ne la lui doivent pas aujourd'hui, ce serait enfin
leur assigner une origine différente. Eh bien, sachez que nulle puissance
plus grande, plus auguste ne serait capable de supprimer et et de faire
disparaître la divination, attendu que la divination est l'ouvrage d'un
Dieu. Aussi ai-je désapprouvé Planétiade parce que, entr'autres paroles
mal sonnantes, il a présenté le Dieu comme un personnage inconstant, qui
tantôt se détourne de notre perversité et ne daigne plus nous honorer de
sa parole, tantôt consent à nous accueillir. On croirait voir un roi ou un
tyran qui, faisant fermer aux méchants de son royaume certaines portes,
les recevrait à d'autres issues et négocierait avec eux. Mais toute oeuvre
divine doit être imposante et complète; il faut qu'elle soit aussi bien
exempte de superfluité que capable de se suffire entièrement à elle-même.
C'est là le caractère qui lui convient, c'est là le principe que l'on doit
admettre comme dirigeant la conduite des Dieux. Or, à la suite des
séditions et des guerres passées il s'était fait un dépeuplement général,
qui avait frappé en grande partie sur la Grèce : elle aurait aujourd'hui
de la peine, dans toute son étendue, à fournir trois mille hoplites,
c'est-à-dire autant que la seule ville de Mégare en envoya jadis à Platée.
Laisser debout un grand nombre d'oracles n'aurait donc eu d'autre
résultat, de la part du Dieu, que de faire ressortir la dépopulation de la
Grèce ; et cet argument me fournit à lui seul ample matière pour
développer ma thèse. Quel avantage offriraient, s'ils existaient encore,
l'oracle de Tégyre et celui de Ptoüs, dans des localités où l'on ne trouve
durant une journée entière qu'un misérable pâtre? Cet oracle même où nous
sommes en ce moment, cet oracle si respectable par son antiquité, si
remarquable par son illustration, fut longtemps abandonné, nous apprend
l'histoire, parce qu'un affreux dragon empêchait que nul n'osât en
approcher. Du reste on a été inexact, et l'on fait remonter trop haut la
cessation de l'oracle. L'isolement du lieu attira le monstre, plutôt que
le monstre ne produisit l'isolement. Lorsque la Grèce, le Dieu l'ayant
décidé ainsi, se fut fortifiée par des villes et que la contrée eut repris
de la population, on employa deux prophétesses, qui prenaient tour à tour
place sur le trépied; une troisième était désignée comme assistante.
Aujourd'hui il n'y en a plus qu'une seule, et nous ne songeons pas à nous
en plaindre, car elle satisfait amplement aux consultations. Ce n'est donc
en aucune manière Apollon qu'il faut accuser. Ce qu'il y a de divination
attaché au temple et y résidant, suffit pour tous; tous sont renvoyés
emportant la réponse qu'ils étaient venus demander. De même donc
qu'Agamemnon ayant sous ses ordres neuf héraults contenait avec peine
l'assemblée des Grecs en raison de leur multitude, tandis que dans peu de
jours vous verrez la voix d'un seul homme arriver aux oreilles de tous
ceux qui seront dans le théâtre, de même à cette époque l'oracle employait
un plus grand nombre de voix parce que les consultants étaient eux-mêmes
plus nombreux. Maintenant, au contraire, il y aurait lieu de trouver
étrange que le Dieu laissât avec indifférence ses prédictions s'épandre
inutilement comme de l'eau, ou permît que, comme les rochers, ses oracles
servissent d'écho, en pleine solitude, à des bélements de
moutons.»
[9]
Ammonius ayant ainsi parlé, et moi gardant le silence, Cléombrote
m'adressa la parole :
Avez-vous donc, me dit-il,
fait précédemment cette concession, que le Dieu ait institué ces oracles
et les ait supprimés ensuite? — Nullement, répondis-je : car j'affirme, au
contraire, que le Dieu n'est pour rien dans la suppression d'aucun oracle,
d'aucun sanctuaire. Mais de même qu'il nous procure et nous ménage une
foule d'autres biens, desquels la nature amène l'anéantissement et la
privation, (ou plutôt c'est la matière qui, étant essentiellement
privation, détruit et décompose souvent l'oeuvre d'une création plus
excellente), de même je crois qu'il faut chercher ailleurs les causes qui
ont obscurci ou supprimé les oracles. Sans doute les Dieux nous comblent
d'une foule de dons précieux, mais aucun de ces dons n'est immortel. Comme
dit Sophocle : « Les Dieux ne meurent point, mais leurs oeuvres
périssent ».
Quelle est la nature et la vertu des oracles? C'est ce qu'il faut
laisser, dit-on, approfondir à ceux qui sont habiles dans l'étude de la
nature et de la matière ; mais la justice veut que le principe de
divination soit toujours maintenu comme émanant du Dieu. Il serait absurde
et tout à fait puéril d'imaginer que, semblable aux ventriloques appelés
autrefois Euryclées et aujourd'hui Pythons, ce dieu entrât dans le corps
des prophètes, et que pour faire entendre ses réponses il se servît de
leurs bouches et de leurs voix comme d'instruments. En effet celui qui
entremêle Dieu dans les affaires humaines ne ménage pas la majesté de cet
être souverain, ni ne lui conserve la dignité et la grandeur de sa vertu.
[10]
Alors Cléombrote :
« Vous avez raison; mais
attendu qu'il est difficile de comprendre et de déterminer comment et dans
quelle mesure il faut faire intervenir la Providence divine, les uns
refusent absolument l'initiative au Dieu, les autres le proclament
l'auteur de toutes choses; et les deux opinions manquent également
d'exactitude et de convenance. De même que j'approuve ceux qui disent que
Platon, en ayant imaginé un élément destiné à être le sujet des qualités
propres aux substances, élément qu'on appelle aujourd'hui la matière et la
nature, a délivré les philosophes d'embarras nombreux et considérables; de
même, selon moi, des difficultés plus considérables et plus nombreuses ont
été supprimées par ceux qui entre les Dieux et les hommes ont fait
intervenir la race des Génies. C'est avoir trouvé un lien qui nous
rattache, qui nous unit à la Divinité. Peu importe que cette doctrine
appartienne aux Mages et à Zoroastre; peu importe qu'elle vienne de Thrace
avec Orphée, ou d'Égypte, ou de Phrygie ; et du reste nos conjectures en
ce qui regarde ces deux dernières contrées se fondent sur leurs fêtes
religieuses, dans lesquelles nous voyons des cérémonies célèbres et
lugubres se mêler aux orgies et aux sacrifices. Parmi les Grecs on voit
Homère employer indifféremment les deux noms, et donner quelquefois aux
Dieux le nom de Génies. «Hésiode le premier a établi d'une manière nette
et précise quatre espèces d'êtres intelligents : des dieux, puis des bons
Génies en grand nombre, puis des héros, puis des hommes ; quant aux
demi-dieux, il les place parmi les héros. D'autres admettent dans les âmes
la même mutation que dans les corps; et comme nous voyons la terre se
changer en eau, l'eau en air, l'air en feu, la nature se portant toujours
en haut, de même, par des changements successifs, les âmes meilleures
passent de l'ordre des mortels dans celui des héros, de celui des héros
dans celui des Génies. Mais entre ces derniers un petit nombre seulement
ont pu dans la longue série des âges se purifier assez par la vertu pour
atteindre à la nature divine. Il arrive au contraire que certaines âmes ne
se maîtrisent point : elles s'absorbent et se plongent de nouveau dans des
corps mortels pour y trouver, comme dans une atmosphère de brouillard, une
existence obscure et fangeuse. [11] Hésiode pense qu'après
certaines périodes de siècles les Génies subissent la mort; et, parlant
sous la personne d'une Naïade, il désigne ces époques d'une manière
énigmatique : « Neuf âges d'homme sont ce que vit la corneille; Quatre âges de
corneille à son tour dans les bois Vit le cerf, et du cerf l'âge est
fourni trois fois Par les corbeaux; enfin, limite sans pareille,
Le Phénix vit neuf fois autant que le corbeau. Pour nous, filles
des Dieux, par un destin plus beau, De ce brillant Phénix nous
décuplons la vie
». Ce temps est prolongé indéfiniment par ceux qui ne prennent pas
dans son véritable sens l'expression « âge d'homme ». Ce mot ne signifie
autre chose que « année », de sorte que la durée des Génies sera en tout
de neuf mille sept cent vingt ans. Plusieurs mathématiciens croient à un
chiffre moindre; et Pindare ne propose pas une plus longue durée quand il
dit que « les Nymphes ont reçu en partage une existence dont la mesure est
celle de la vie des arbres, et que pour cela on les appelle Hamadryades.»
Il parlait encore quand Démétrius reprit:
« Cléombrote, s'écria-t-il,
comment pouvez dire qu'un âge d'homme ait reçu le nom d'année! Ni le temps
de la jeunesse, ni celui de la vieillesse (car on lit diversement le
passage), ne sont d'une aussi courte durée dans la vie humaine. Ceux qui
suivent la première leçon : « jeunesse », entendent par âge d'homme un
espace de trente ans, laps au bout duquel un père voit son fils en état de
devenir père à son tour. Ceux, au contraire, qui lisent « vieillesse » et
non pas « jeunesse » assignent à la vie humaine une durée de cent huit
ans; et ils remarquent que la moitié, cinquante-quatre, est un nombre
formé de l'unité, des deux premiers nombres plans, des deux premiers
carrés, des deux premiers cubes. Ce sont du reste les nombres que Platon a
employés dans sa création des âmes; et il semble qu'Hésiode ait voulu, par
énigme, faire allusion à l'embrasement où, selon toute vraisemblance,
doivent un jour disparaître, en même temps que les éaux, ces nymphes
«Qui
peuplent aujourd'hui les riants paysages, Et les sources des eaux et
les frais pâturages. »
[12] — « J'entends dire cela à
beaucoup de gens, reprit Cléombrote : j'y vois cette théorie stoïcienne de
l'embrasement, qui après avoir envahi les vers d'Héraclite et d'Orphée,
est venue encore se saisir de ceux d'Hésiode Pour moi, je ne saurais
croire à une prétendue destruction du monde ni à des résultats qui ne
peuvent avoir lieu. Je n'admets pas, non plus, surtout en ce qui regarde
la corneille et le cerf, ces supputations qui aboutissent à des chiffres
exagérés. D'un autre côté, il n'est nullement absurde de donner le nom de
« âge d'homme » à « l'année, » puisque l'année renferme en soi le
commencement et la fin de tout ce qu'apportent les saisons, de tout ce que
produit la terre. Vous avouez,vous-mêmes, qu'Hésiode appelle «âge» la vie
humaine. N'est-ce pas ainsi que vous dites?» — Démétrius fit un geste
affirmatif. — « Il est encore évident, continua Cléombrote, que l'on
désigne souvent par les mêmes mots la mesure et les choses mesurées, comme
quand on dit une cotyle, un chénix, une amphore, un médimne. De la même
manière, donc, que nous appelons nombre l'unité, qui est la plus petite
mesure et le principe de tous les nombres, de même Hésiode donne à
l'année, qui est la première mesure de la vie humaine, le nom d'âge, parce
que l'âge se mesure par l'année. Les nombres qu'établissent ces gens-là
n'ont aucune des propriétés qu'en arithmétique l'on est convenu de
regarder comme curieuses et remarquables. Mais le nombre 9720 est formé
des quatre premiers nombres, y compris l'unité, additionnés ensemble et
multipliés par quatre, ou de dix répété quatre fois. De l'une et de
l'autre manière on a pour produit quarante; et quarante multiplié par
trois successivement jusqu'au cinquième produit, donne pour résultat le
nombre en question. Mais il n'est pas nécessaire que nous entrions en
discussion sur ce point avec Démétrius. Peu importe que le temps durant
lequel l'âme des Génies et la vie des demi-dieux éprouvent des changements
soit plus long, peu importe qu'il soit plus court, qu'il soit déterminé ,
qu'il ne le soit pas ; il n'en sera pas moins établi, par lequel des deux
nombres le voudra Démétrius, et avec des témoins dont la haute sagesse
égale la grande antiquité, il n'en sera pas moins établi, dis-je, qu'il
existe certaines natures intermédiaires entre les Dieux et les hommes,
natures sujettes aux passions des mortels, susceptibles de changements
nécessaires; et nous devons, d'après la tradition de nos pères, croire que
ces natures sont des Génies, leur en donner le nom, et les révérer à ce
titre. [13]
Comme exemple confirmant cette idée, Xénocrate, le familier de Platon,
produisait les triangles. Il représentait la Divinité par le triangle
équilatéral, l'humanité par le triangle scalène, et les Génies par le
triangle isocèle. Le premier de ces triangles a tous ses côtés égaux; le
second les a tous inégaux; le troisième les a en partie égaux, en partie
inégaux : ce qui figure bien la nature des Génies, lesquels réunissent et
les affections humaines et la puissance divine. La nature en expose
elle-même des images sensibles et des similitudes qui frappent nos
regards. Nous retrouvons les Dieux dans le soleil et dans les astres, les
mortels dans les météores, dans les comètes, dans les étoiles tombantes.
C'est à ces ressemblances qu'Euripide fait allusion, quand il dit : «
Tel qu'on voyait
fleurir par l'éclat de son teint, Comme un astre déchu tout à coup
s'est éteint, Exhalant dans les airs son souffle avec sa
vie ». Pour
la lune, elle représente en réalité la nature mixte des Génies. Son cours
offre avec eux une analogie visible : comme eux la lune éprouve des
dépérissements, des progrès, des changements; à tel point que les uns
l'ont appelée astre terrestre, les autres, terre olympienne, d'autres
enfin, l'héritage de l'Hécate céleste et de l'Hécate terrestre. De
même, donc, que si l'on supprimait, si l'on faisait disparaître l'air
répandu entre la terre et la lune, on disoudrait par cela même la cohésion
et l'assemblage de l'univers entier, de même ceux qui ne veulent pas
laisser subsister la classe des Génies en viennent, par le fait, à mêler
et à confondre sans aucune distinction les Dieux et les hommes. Du moment
qu'ils anéantissent cette classe d'êtres appelés par Platon les
interprètes et les ministres des Dieux, ces gens-là nous mettent dans la
nécessité de porter partout la confusion et le trouble. Nous engageons les
Dieux dans la voie des passions et des actions humaines, nous les faisons
descendre selon nos besoins, comme on prétend que les Thessaliennes font
descendre la lune. Et à ce propos, disons comment la ruse de ces dernières
accrédita une telle opinion parmi les femmes : c'est que la fille
d'Hégétor, Aglaonice, versée, dit-on, dans les études astronomiques,
faisait croire, quand il y avait des éclipses de lune, que par des charmes
magiques elle détachait des cieux cette planète. Pour nous,
n'admettons pas qu'il y ait des oracles que les Dieux n'inspirent point,
des fêtes et des cérémonies religieuses qu'ils désavouent; mais d'autre
part, gardons-nous de croire que le Dieu se mêle à ces pratiques, qu'il y
soit présent, qu'il s'en occupe lui-même. Non : Il existe, soyons-en
convaincus, des ministres auxquels il est juste que les Dieux confient
l'exercice de leur culte. Ces serviteurs, ces scribes, ce sont les Génies.
Les uns inspectent les hommages rendus aux dieux, et président à la
célébration des mystères; d'autres parcourent le monde, chargés de punir
les mortels superbes et les grands coupables. Il en est encore à qui
Hésiode a donné le nom, tout à fait solennel, de « dispensateurs de richesses
», et qui, à ce
point de vue, jouissent des priviléges de la royauté, puisque la
bienfaisance est un attribut des rois. Du reste, comme cela se voit parmi
les humains, entre les Génies il y a des différences de vertus, de
passions, d'erreurs. Les uns ont gardé un caractère d'impuissance et
d'obscurité , sorte de reliquat de leur imperfection; les autres en
conservent des traces plus nombreuses et difficiles à effacer. Des preuves
et des emblèmes multipliés de cette différence se maintiennent dans les
sacrifices, dans les initiations, dans les récits mythologiques, et s'y
retrouvent dispersés. [14] Pour ce qui est des mystères, dans lesquels on peut
saisir les manifestations et les preuves les plus frappantes de la vérité
concernant les Génies, je dirai comme Hérodote : « Que close soit ma bouche
.... » Mais si
je considère ces fêtes, ces sacrifices, ces jours néfastes et lugubres, où
des chairs crues sont dévorées et dépecées, où l'on subit des jeûnes, des
mortifications, où, au rebours, de honteux propos sont souvent entendus
dans les temples, où se produisent des actes de folie, des clameurs, des
convulsions et des transports, je déclare que ce ne sont là des hommages
pour aucun dieu : je n'y vois que des moyens d'adoucir et d'apaiser de
mauvais Génies desquels on veut détourner la colère. Il n'est pas
vraisemblable que les anciens sacrifices de victimes humaines aient jamais
été exigés ou accueillis par des dieux. Si des rois et des chefs d'armées
les autorisèrent, mettant eux-mêmes leurs enfants sous le couteau fatal au
début de quelque expédition, c'était pour conjurer le courroux et le
ressentiment de Génies malfaisants et intraitables dont ils assouvissaient
la terrible vengeance et quelquefois même les furieuses et tyranniques
amours, parce que ces Génies ne pouvaient et ne voulaient pas s'unir par
leur corps à des mortels. Comme Hercule assiégea la ville d'OEchalie pour
s'emparer d'une jeune vierge, de même des Génies puissants et pleins de
violence exigent que leur soit livrée une âme humaine retenue dans son
corps; et, ne pouvant s'unir à elle par un commerce des sens, ils attirent
sur des villes la peste et la stérilité, ils les troublent par des guerres
et des séditions, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu et possédé l'objet de
leurs amours. A d'autres Génies arrive le contraire. J'ai longtemps vécu
en Crète, et j'y ai vu célébrer une fête bizarre, dans laquelle on
présente aux regards l'image d'un homme sans tête en disant: Celui-ci
était Molus, père de Mérion, qui fit violence à une nymphe et fut depuis
trouvé sans tête. [15] Tout ce qui se dit et se chante dans les récits de
la fable et dans les hymnes de la poésie sur les rapts commis par les
Dieux, sur leur vie errante, leurs retraites cachées, leurs exils, leur
état de servitude, tout cela ne doit pas être mis sur leur compte, mais
sur le compte des Génies. Ce sont autant d'épreuves et d'aventures que
l'on a transmises à la postérité, pour célébrer la vertu et la puissance
de ces Génies. Eschyle a donc eu tort de dire : « Et le chaste Apollon fut
exilé des cieux
». Sophocle a eu tort aussi de mettre ce vers dans la tragédie
d'Admète : « Mon époux a conduit le Dieu même à la meule ». Mais ceux qui pèchent
le plus contre la vérité, ce sont les théologiens de Delphes. Ils
prétendent qu'ici jadis se livra un combat entre un serpent et le Dieu au
sujet de l'oracle, et ils laissent redire cette absurdité aux poètes et
aux rhéteurs qui viennent sur des théâtres disputer la palme. N'est-ce pas
en quelque sorte protester contre les plus saintes de nos cérémonies? »
A ces mots Philippe l'historien, qui
faisait partie de notre réunion, manifesta de l'étonnement, et il demanda
quelles étaient les cérémonies religieuses contre lesquelles il était
ainsi protesté dans ces combats littéraires :
« Ce sont, répondit
Cléombrote, celles qui concernent l'oracle lui-même, et auxquelles la
ville de Delphes a récemment initié tous les Grecs à commencer par les
Thermopyles et en poussant jusqu'à Tempé. Car la tente de feuillage que
l'on dresse ici tous les neuf ans autour de l'aire du temple ne figure pas
le repaire ténébreux du dragon, mais bien la demeure d'un tyran ou d'un
roi. Il en est de même de cette irruption silencieuse tentée par simulacre
auprès de la porte appelée Dolonie. A la lueur des torches, les Oléennes
amènent un jeune garçon de qui le père et la mère sont encore vivants. On
met le feu à la tente, on renverse la table, et l'on s'enfuit brusquement
par les portes du temple sans retourner la tête. Enfin, les marches
incertaines de cet enfant, la servitude qu'il subit, les purifications qui
se font à Tempé, sont autant de symboles qui laissent soupçonner quelque
grand crime et quelque forfait audacieux. Car il est tout à fait ridicule,
mon cher ami, de supposer qu'après avoir tué une bête féroce, Apollon ait
eu besoin de se purifier, de s'enfuir aux extrémités de la Grèce, et de
faire là certaines libations. Est-ce à un dieu de se soumettre aux
formalités que les hommes ont coutume d'accomplir pour détourner et
apaiser le courroux de ces Génies par eux appelés rancuniers et vengeurs,
desquels l'impitoyable souvenir poursuit des crimes anciens et non encore
oubliés! Le récit que j'ai entendu faire, il y a déjà longtemps, au sujet
de cette fuite et de cette émigration, est d'une absurdité, d'une
invraisemblance extrême; et s'il contient quelque chose de vrai, croyons
que dans les temps anciens durent se produire, au sujet de l'oracle,
quelques faits des plus graves et des plus extraordinaires. Mais il ne
faut pas que, justifiant le mot d'Empédocle, je paraisse «
Coudre ensemble
des bouts de récits non entiers, Et, sans atteindre un but, prendre
mille sentiers ». Permettez que je donne à mes premières paroles la conclusion
qui leur convient : car nous y sommes arrivés. Oui, j'aurai le courage de
dire à mon tour, après bien d'autres, que lorsque les Génies préposés aux
divinations et aux oracles viennent à faire complétement défaut, les
divinations et les oracles cessent en même temps qu'eux; que si ces Génies
viennent à s'enfuir ou à se déplacer, les prophéties perdent leur
puissance; qu'enfin s'ils reparaissent après un long intervalle, les
oracles, comme de véritables instruments de musique , se raniment à leur
présence et se font entendre de nouveau.»
[16]
Cléombrote ayant ainsi discouru, Héracléon prit parole :
« Il n'y a ici, dit-il, aucun
de ces profanes qui ne sont pas initiés et qui professent touchant les
Dieux des opinions différentes des nôtres. Toutefois nous devons nous
défier de nous-mêmes, mon cher Philippe. Prenons garde que sans le savoir
nous n'allions donner à une semblable thèse des bases inadmissibles, mais
de grande conséquence. » — « Vous avez raison, dit Philippe ; mais
quelle chose vous a le plus scandalisé dans les propos avancés par
Cléombrote? » — Héracléon répondit : « Quand il a soutenu qu'aux
oracles président non pas des Dieux, car ceux-ci doivent rester étrangers
aux choses de la terre, mais des Génies ministres des Dieux, il m'a semblé
qu'il émettait une opinion juste. Mais, d'une autre part, s'autoriser de
quelques vers arrachés presque de force à Empédocle, pour attribuer à ces
Génies des erreurs, des calamités, des courses pénibles imposées par un
pouvoir divin, pour les supposer mortels et condamnés à périr comme des
créatures mortelles, voilà qui me paraît trop hardi et trop barbare. »
Ce fut là pour Cléombrote une occasion de
demander à Philippe comment s'appelait ce jeune homme et d'où il était.
Quand il sut et son nom et sa cité :
« Héracléon, dit-il, nous
n'ignorons pas que nous nous sommes engagés aussi dans des discours bien
étranges. Mais quand on traite des questions importantes, si l'on
n'établit pas des principes qui le soient aussi, il est impossible
d'arriver à une opinion vraisemblable. Et vous-même, ne vous êtes-vous pas
aperçu que vous rétractiez ce que vous aviez concédé? Vous avez commencé
par admettre qu'il y a des Génies ; mais du moment que vous prétendez
qu'ils ne sont pas d'une nature imparfaite et mortelle, vous ne les
laissez plus subsister. Car en quoi différeront-ils des Dieux, si par
essence ils sont impérissables et si leur vertu fait d'eux des, créatures
exemptes de passions et d'erreurs? »
[17] A
ces mots Héracléon ne répondit que par le silence, et il se mit à
réfléchir en lui-même. Philippe reprit alors la parole :
« Ce n'est pas Empédocle
seulement, mon cher Héracléon, qui a laissé de mauvais Génies. C'est
également l'avis de Platon, de Xénocrate et de Chrysippe. Démocrite aussi,
losrqu'il demandait dans ses prières d'avoir des images heureuses,
indiquait clairement qu'il existe d'autres images malveillantes, douées
d'une initiative et d'une tendance mauvaises. Quant à ce qui est de la
mort des Génies, j'ai entendu les paroles d'un homme qui n'était ni léger
ni présomptueux. C'est Epitherse, le père de l'orateur Emilianus, dont
quelques-uns de vous ont également suivi les leçons. Epitherse était mon
compatriote, et il professait la grammaire. Un jour il nous raconta s'être
embarqué pour l'Italie dans un vaisseau qui emmenait des cargaisons de
commerce et un grand nombre de passagers. Quand vint le soir, comme on se
trouvait en vue des îles Échinades, le vent tomba, et le navire fut porté
par les flots près des îles de Paxas. La majorité de l'équipage était
éveillée; plusieurs étaient encore occupés à boire et avaient fini de
souper. Soudain une voix partie d'une des îles de Paxas se fit entendre;
elle appelait à grands cris un certain Thamus. Tout le monde fut saisi
d'étonnement. Ce Thamus était un pilote égyptien, et il n'y en avait pas
beaucoup parmi les passagers qui le connussent, même de nom. Les deux
premières fois qu'il s'entendit nommer il garda le silence ; mais la
troisième, il répondit à cet appel. Alors l'interlocuteur invisible,
donnant de l'intensité à sa voix, dit : « Quand tu seras à la hauteur
de Palodès annonce que le grand Pan est mort. » Après avoir entendu ces
paroles, continuait Epitherse, nous fûmes tous frappés d'effroi, et l'on
se consulta pour savoir si le mieux était que Thamus accomplît cet ordre,
ou bien qu'il n'en tînt aucun compte et le négligeât. Finalement il fut
convenu, que si le vent soufflait Thamus passerait outre sans rien dire,
mais que si l'on était retenu par un calme plat il répéterait les paroles
qu'il avait entendues. Quand le vaisseau fut auprès de Palodès, comme il
n'y avait pas un souffle dans l'air et que les flots étaient calmes,
Thamus du haut de la poupe, les yeux dirigés vers la terre, répéta les
paroles qu'il avait entendu prononcer : « Le grand Pan est
mort. » Il avait
à peine fini, qu'éclataient de grands gémissements, non pas d'une seule
personne, mais de plusieurs ensemble, et ces gémissements étaient mêlés de
cris de surprise. Comme les témoins de cette scène avaient été nombreux,
le bruit s'en répandit bientôt dans Rome, et Thamus fut mandé à la cour
par Tibère César. Le monarque ajouta une telle confiance à son rapport,
qu'il ordonna une enquête et des recherches au sujet de ce Pan. Les hommes
éclairés qu'il avait en grand nombre autour de lui conjecturèrent que
c'était un fils de Mercure et de Pénélope.»
Telle fut la narration de Philippe,
confirmée par le témoignage de quelques assistants qui l'avaient entendue
de la bouche d'Emilianus dans sa vieillesse. [18] Pour Démétrius, il nous conta que les îles
semées aux environs de la Grande-Bretagne sont pour la plupart désertes,
et que quelques-unes portent des noms de Génies et de demi-dieux. Il
ajouta, qu'envoyé lui-même par l'Empereur vers ces parages pour s'enquérir
et voir ce qui en était, il avait abordé dans celle de ces îles désertes
qui était la plus prochaine. Elle ne contenait que peu d'habitants, qui
tous étaient considérés par les Bretons comme sacrés et inviolables. Peu
après qu'il y avait eu mis le pied il se produisit, continua-t-il, une
grande confusion dans l'air et de nombreux signes célestes : les vents se
déchaînèrent, et des trombes de feu s'abattirent. Quand tout fut calmé,
les habitants de l'île lui dirent que c'était quelqu'un des Génies
supérieurs qui venait de trépasser. Car, ajoutèrent-ils, de même qu'une
lampe allumée n'a rien de fâcheux, mais qu'en s'éteignant elle est
désagréable pour plusieurs, de même les grandes âmes, lorsqu'elles
brillent, sont bienveillantes, loin d'être funestes à personne; mais quand
elles s'éteignent et s'anéantissent, souvent elles provoquent, comme il
arrive en ce moment, des tourbillons et des orages, souvent aussi elles
empoisonnent l'air de souffles pestilentiels. Ces insulaires dirent
encore, que Saturne était prisonnier dans une de ces îles sous la garde de
Briarée; qu'il était profondément endormi, le sommeil étant le lieu qu'on
avait imaginé pour le tenir captif; et qu'autour de sa personne un grand
nombre de Génies lui formaient une suite et étaient affectés à son
service. [19] Cléombrote prenant
alors la parole :
« J'aurais aussi, dit-il, des
faits analogues à raconter; mais au point où en est la question, il suffit
de n'élever aucune hypothèse contraire et de ne pas empêcher que l'on
croie à de tels récits. D'ailleurs, ajouta-t-il, nous savons que non
seulement les Stoïciens professent touchant les Génies l'opinion que
j'exprime là, mais qu'encore dans ce grand nombre de dieux de toute espèce
ils n'en admettent qu'un seul comme incorruptible et éternel: ils pensent
que les autres ont été créés et qu'un jour ils doivent mourir. Quant aux
Épicuriens, il ne faut pas redouter les railleries et les sarcasmes qu'ils
osent lancer contre la Providence elle-même, disant que cette prétendue
Providence n'est qu'une fable. Nous déclarons que ce qui est une fable,
c'est, au contraire, cette innombrable quantité de mondes n'étant
gouvernés par aucune loi divine et tenant tous du hasard leur naissance et
leur maintien. Si le rire est légitime en matière de philosophie, c'est à
propos de ces images muettes, aveugles, sans âme, qui subsistent un nombre
infini d'années, durant lesquelles tantôt elles se montrent, tantôt elles
errent de côté et d'autre, et qui émanent, prétend-on, de corps vivants ou
de corps jadis brûlés, quelquefois même réduits en pourriture. C'est là
introduire des puérilités et des chimères dans l'étude de la physiologie.
Et remarquez que les auteurs de pareils systèmes entrent en fureur
lorsque, pour attribuer aux Génies la durée d'une longue existence, on
s'appuie non seulement sur la nature propre à ces Génies, mais encore sur
la raison. »
[20] Ces
paroles ayant été prononcées, Ammonius déclara que l'opinion de
Théophraste en cette matière lui semblait parfaitement judicieuse.
« Et qui empêche,
continua-t-il, d'accueillir une opinion respectable et des plus
philosophiques? La rejeter ce serait détruire bien des choses possibles
dont on ne pourrait plus fournir la démonstration. L'admettre, au
contraire, c'est autoriser une foule d'hypothèses qui sans cela
deviendraient fausses et impossibles. Je veux, pourtant, répondre à une
seule des objections que les Épicuriens élèvent contre les Génies
introduits par Empédocle. Ces Esprits étant mauvais et vicieux, il est
impossible, disent les Épicuriens, qu'ils aient en partage la béatitude et
l'éternité, puisque le propre du vice est un grand aveuglement et la
propension à tomber dans ce qui peut faire sa ruine. Cette objection est
puérile. A ce compte il sera démontré qu'Epicure est moins vertueux que le
sophiste Gorgias, et Métrodore, qu'Alexis le poète comique, puisque ce
dernier a vécu deux fois autant que Métrodore et trente ans de plus
qu'Epicure. Nous nous plaçons à un autre point de vue. Nous disons que la
force est le partage de la vertu, et la faiblesse, le lot du vice : ce qui
ne saurait s'entendre de la durée ou de la dissolution d'une vie
corporelle. En effet bien des animaux lourds et stupides, bien d'autres
incontinents et désordonnés, vivent plus longtemps que tels qui sont
intelligents et industrieux. C'est donc à tort que les Épicuriens font
reposer l'éternité de Dieu sur le pouvoir qu'il a d'éviter et de repousser
les causes d'anéantissement : car un être essentiellement heureux ne
saurait manquer d'échapper aux accidents et à la destruction : il n'aurait
pour cela besoin d'aucun effort. Mais peut-être n'est-il pas généreux de
raisonner contre des absents. Aussi Cléombrote fera-t-il bien, à notre
sens, de reprendre le discours qu'il avait commencé touchant la
transmigration et la fuite des Génies, discours qu'il avait laissé là.
»
[21] Alors Cléombrote:
« En vérité, dit-il, je
m'étonnerai fort si ce que j'ai encore à dire ne vous semble pas plus
étrange que ce que j'ai avancé. Cependant tout m'y paraît conforme aux
connaissances que nous avons sur la nature; et Platon me prêtera son
autorité. Il est vrai qu'il ne s'explique pas bien clairement : son
opinion est obscure, et l'on dirait qu'il veut seulement la laisser
deviner sous des formes énigmatiques employées avec une sorte de
précaution : ce qui n'a pas empêché les criailleries nombreuses des autres
philosophes contre lui. Mais puisque la coupe est au milieu de nous,
remplie de fables et de vérités mêlées ensemble, puisque j'ai affaire à
des auditeurs bienveillants, qui consentent à examiner cette théorie comme
s'il s'agissait de faire l'essai d'une monnaie étrangère, je n'hésiterai
pas à vous régaler du récit que je tiens d'un certain Barbare. Pour
atteindre cet homme il m'a fallu errer longtemps, et payer fort cher les
indications par moi recueillies. C'est sur les bords de la mer Rouge qu'il
se laisse voir à ses semblables, et cela n'arrive qu'une seule fois dans
l'année. Le reste du temps il vit, à l'entendre, avec des nymphes nomades
et avec des Génies. J'eus bien de la peine à le trouver; mais l'entretien
que j'obtins de lui fut plein de bienveillance. C'est le plus bel homme
que j'aie jamais vu. Il a constamment vécu exempt de toute maladie. Il ne
mange qu'une fois par mois ; et sa nourriture, c'est le fruit d'une
certaine plante médicinale fort amère. Il est exercé à parler plusieurs
idiômes, mais presque tout le temps il s'exprima en dialecte dorien avec
moi. Son langage n'était pas éloigné de ressembler à de la musique. Quand
il parlait une odeur délicieuse remplissait l'espace, parce que sa bouche
exhalait le plus doux parfum. D'autres études et d'autres sciences
l'absorbent constamment; mais il y a chaque année un jour où il sent
l'inspiration du souffle prophétique, et il se rend sur le bord de la mer
pour annoncer l'avenir. Les personnages puissants et les secrétaires des
monarques viennent le consulter, et se retirent ensuite. Ce personnage,
donc, attribuait à des Génies la faculté divinatoire. Il faisait mention
le plus souvent de Delphes, de ce que l'on y raconte sur Bacchus, des
cérémonies religieuses qui s'y accomplissent : il n'y avait rien en ce
genre dont il n'eût entendu parler. Mais il répétait que toutes ces
aventures étaient autant de grandes épreuves supportées par des Génies, et
il en disait autant de ce qui regarde Python. A l'entendre, celui qui
avait tué Python n'avait ni été exilé neuf ans, ni banni à Tempé, mais on
l'avait envoyé dans un autre monde pour qu'il y subît sa peine. Plus tard,
au bout de neuf périodes de grandes années il était revenu purifié, et,
véritable Phébus, il avait repris possession de l'oracle qui, dans
l'intervalle, avait été sous la garde de Thémis. Cet homme expliquait
de la même manière l'histoire des Typhons et des Titans. Ç'avaient été,
disait-il, des batailles de Génies contre Génies. A la suite les vaincus
avaient été condamnés au bannissement, et les coupables, punis par la
Divinité. Ainsi Typhon et Saturne, qui avaient outragé l'un Osiris,
l'autre Uranus, avaient vu leur culte perdre de son éclat ou même
s'anéantir, quand ils avaient été relégués eux-mêmes dans un autre monde.
Du reste, j'ai moi-même entendu dire que les Solymes, peuple voisin de
la Lycie, avaient honoré particulièrement Saturne; mais que, quand il eut
tué leurs princes, Arsalus, Dryus et Trosobius, il prit la fuite et se
retira dans un lieu que jamais on n'a pu découvrir. Depuis ce temps le
culte de Saturne fut négligé par eux; Arsalus et les deux autres furent au
contraire adorés sous le titre de Dieux impitoyables, et sous leur nom se
formulent chez les Lyciens les imprécations tant publiques que
particulières. On peut recueillir une foule de traits semblables dans ce
qui est raconté sur les Dieux. Maintenant, ajoutait ce personnage
étranger, si nous appelons certains Génies de noms donnés ordinairement
aux Dieux, il ne faut pas s'en étonner. A chaque dieu est attaché un Génie
tenant de lui honneur et puissance, et se plaisant à lui prendre aussi son
nom. Ainsi parmi nous l'un s'appelle Jovien, un autre, Minervien,
d'autres, Apollonien, Dionysien, Herméen. Quelques-uns se sont trouvés
fortuitement désignés par des dénominations justes, mais la plupart en ont
reçu qui n'étaient point motivées et qui appartenaient à des dieux
auxquels ces Génies étaient complétement étrangers.»
[22]
Cléombrote se tut, et ce qu'il venait de dire avait étonné l'assemblée
entière. Héracléon lui demanda en quoi tout cela concernait Platon, et à
quel propos il avait fait intervenir le nom de ce philosophe comme pour
s'en autoriser.
« Héracléon, dit alors
Cléombrote, vous vous rappelez bien que Platon a voulu bannir de la
philosophie l'infinité des mondes, et qu'il ne s'est jamais prononcé sur
un nombre qui se trouvât déterminé. Si, obéissant à une sorte de
vraisemblance, il en a concédé jusqu'à cinq à ceux qui veulent en
reconnaître un par élément, il s'est toujours réservé de n'en admettre
pour sa part qu'un seul. Cette concession semble être particulière à
Platon. Les autres philosophes ont fort redouté d'admettre la pluralité
des mondes : ils ont pensé que si l'on ne bornait pas la matière à un seul
et qu'on allât au delà, on tombait aussitôt dans une multitude aussi
indéterminée qu'embarrassante.»
Je pris alors la parole :
Votre étranger assignait-il
au moins une limite à ce nombre des mondes, comme l'a fait Platon? Ou
bien, quand vous avez conféré avec lui, avez-vous négligé de le sonder à
cet égard? — « Je ne pouvais manquer, répondit Cléombrote, de le presser sur cette
matière plus encore que sur toute autre, et je lui prêtais une attention
d'autant plus religieuse qu'il se livrait à moi et se mettait à ma
disposition avec une bonne grâce parfaite. Voici donc comment il s'exprima
: Le nombre des mondes n'est pas infini : il n'y en a précisément ni un
seul, ni cinq; il y en a cent quatre-vingt-trois, disposés en forme de
triangle, soixante par côté ; et chacun des trois mondes restants occupe
un des angles. Ils se touchent les uns les autres, et dans leur évolution
ils forment une espèce de danse. La surface intérieure du triangle est le
foyer commun de tous ces mondes, et s'appelle champ de vérité. C'est là
qu'existent les principes, les types, les formes immuables de ce qui a été
et de ce qui doit être. A l'entour de ces types il y a l'éternité, et de
cette éternité découle, comme un flot, le temps qui circule au travers de
tous les mondes. La vue et la contemplation de ce magnifique ensemble est
accordée une fois dans un espace de dix mille ans aux âmes des mortels,
s'ils ont bien vécu en ce monde; et les mystères les plus excellents qui
se célèbrent ici ne sont que comme un songe de cette vue, de cette
initiation. Enfin, le personnage rappela, que c'est pour parvenir à la vue
de ces beautés que l'on s'y occupe de philosophie, ou qu'autrement toute
peine est perdue. Voilà, dit en terminant Cléombrote, les explications que
je l'ai entendu donner à ce sujet; et, comme s'il se fût agi d'une
initiation, d'un mystère, il ne cherchait ni à me convaincre par des
démonstrations, ni à me persuader.»
[23] J'interpellai alors Démétrius.
Quels sont, lui dis-je, les
vers où les prétendants sont surpris de voir la dextérité d'Ulysse à
manier son arc?
Démétrius se les rappela sans peine.
Il me vient à l'idée,
lui dis-je, d'en faire l'application à
votre étranger; lui aussi, à coup sûr, « Est habile à surprendre,
habile à dérober ». Il a recherché, il a compris les secrets de toutes les
doctrines et de tous les systèmes; il a parcouru, en errant de mille
côtés, le vaste champ de la science. Il n'est pas possible que ce fût un
barbare : il était Grec, et profondément versé dans les connaissances de
la Grèce. Ce qui le prouve, c'est le nombre de ses mondes, nombre qu'il
n'a emprunté ni à l'Égypte ni à l'Inde, mais à une colonie dorienne,
originaire de Sicile. L'auteur de cette cosmogonie est un habitant
d'Himère, nommé Pétron. Il est vrai que je n'ai point lu son livre, et je
ne sais s'il nous a été conservé. Mais Hippys, de Rhégium, cité par
Phanias l'Erésien, a exposé la théorie et le système de Pétron. Il y a
bien en effet, répète Hippys, cent quatre-vingt-trois mondes, et ils se
touchent les uns les autres par leurs éléments fondamentaux. Toutefois
Hippys ne s'explique pas clairement sur ce que veulent dire ces paroles
«se toucher par ses éléments fondamentaux»; et il n'ajoute rien autre
chose qui rende probable cette opinion. »
« Mais, reprit Démétrius, quel genre de probabilité
peut-il y avoir en pareille matière lorsque Platon lui-même s'est contenté
de produire cette théorie sans l'appuyer d'aucun raisonnement, d'aucune
preuve vraisemblable ?»
« Cependant,
dit Héracléon, nous vous entendons, vous
autres grammairiens, attribuer ce système à Homère, puisque c'est lui qui
divise l'univers en cinq mondes, le ciel, l'eau, l'air, la terre et
l'Olympe. De ces cinq il en laisse deux communs à tous, à savoir la terre,
le plus bas, et l'Olympe, le plus élevé; puis des trois intermédiaires il
fait l'apanage des trois dieux. Pareillement aussi, aux différentes
parties de l'univers qui sont les plus belles Platon semble attribuer les
premières figures et espèces de corps pour en former ce qu'il appelle ses
cinq mondes : la terre, l'eau, l'air, le feu, et un cinquième enveloppant
les autres, appelé le dodécaèdre. Si à ce dernier monde, en raison de la
mobilité de ses évolutions et de la pluralité de ses faces, il a donné la
figure du dodécaèdre, c'est parce que nulle n'est mieux appropriée et plus
convenable aux mouvements et aux divers exercices de la vie animale.»
Alors Démétrius :
« Pourquoi, dit-il, faire intervenir Homère en
cette discussion ? C'est assez de fables. Platon est bien éloigné de
donner le nom de mondes aux cinq parties qui, selon lui, composent
l'essence de l'Univers. Qu'on lise le passage même où il combat ceux qui
en admettent un nombre infini. Il y déclare croire, qu'il n'en existe
qu'un seul et unique, dont Dieu s'est contenté : Ce monde,
ajoute-t-il, comprend l'universalité de la matière : il est parfait, et il se
suffit à lui-même. Certes on peut s'étonner à bon droit qu'en proclamant
ainsi la vérité, Platon ait donné lieu à ce que l'on produisît une opinion
dénuée de vraisemblance et de logique. Nier l'unité du monde, c'est
jusqu'à un certain point admettre qu'il y en a des infinités; mais en
arrêter le nombre à cinq, sans plus ni moins, c'est une prétention
entièrement irrationnelle et contraire à toute apparence .... A moins que
vous n'ayez quelque chose à répondre », dit Démétrius en portant les yeux sur moi.
« Eh bien, répondis-je, vous êtes donc d'avis que nous laissions de côté la question des
oracles, comme épuisée, et que nous entamions un sujet différent?
»
« Non, reprit Démétrius, je n'abandonne pas l'autre
question. J'ai seulement voulu ne pas négliger celle-ci, qui est venue
nous saisir. Du reste nous ne nous y arrêterons pas longtemps : nous n'y
toucherons qu'autant qu'il le faudra pour déterminer ce qu'il y a de plus
probable, et nous reviendrons ensuite au sujet par lequel nous avions
commencé.»
[24] Je pris donc la parole en ces termes :
« Premièrement les raisons
qui empêchent d'admettre des mondes à l'infini, n'empêchent pas d'en
admettre plus d'un. On conçoit qu'une divination et une Providence
existent dans plusieurs mondes, que l'intervention de la Fortune en ce cas
soit très peu considérable, mais que les choses les plus nombreuses et les
plus importantes soient soumises dans leur naissance et dans leur
changement à un ordre exact. C'est ce qui ne saurait arriver si le nombre
des mondes était infini. Ensuite, il est plus conforme à la raison
d'admettre que Dieu ne règne pas sur un monde unique et qui soit réduit à
lui seul. Car Dieu, étant parfaitement bon, offre la réunion complète de
toutes les vertus, de la justice entre autres, et aussi de l'amour, les
deux plus beaux et plus dignes apanages de la nature divine. Les attributs
qu'il possède ne sauraient exister en vain et être frappés d'inutilité. Il
faut donc qu'il y ait hors de lui d'autres dieux, d'autres mondes, sur qui
il épanche le trésor de ces vertus destinées au bonheur de tous. Ce n'est
pas pour lui-même ou pour une partie de lui-même qu'il peut faire usage de
justice, de grâce, de bonté : ce n'est qu'en faveur des autres. Ainsi
donc, il n'est pas vraisemblable que ce monde flotte dans un vide immense
sans sympathies, sans affinité, sans association. Nous voyons que la
nature, en créant les choses et les êtres, en leur donnant une forme, les
a renfermés, comme en des vaisseaux, en des enveloppes, où est contenue
leur semence. Il n'existe rien qui soit absolument seul, rien qui n'ait
avec autre chose un rapport certain, une appellation identique, qui,
enfin, n'ait un caractère de communauté, tout en étant individuel. De même
notre monde a une dénomination commune en même temps qu'il a des
propriétés particulières qui font de lui un être unique. D'ailleurs, si la
nature s'est refusée à ce qu'il n'y eût qu'un seul homme, qu'un seul
cheval, qu'un seul astre, qu'un seul Dieu, qu'un seul Génie, pourquoi n'y
aurait-il qu'un seul monde? Rien saurait-il empêcher l'existence de
plusieurs? Car objecter qu'il n'y a qu'une seule terre, qu'un seul océan,
ce serait y méconnaître une multitude évidente de parties semblables. Nous
soumettons la terre et la mer à des divisions nombreuses, que nous
appelons aussi des mêmes noms de mer et des mêmes noms de terre; mais
entre les divisions par nous assignées au monde, il n'en est aucune que
nous appelions encore le monde, parce que c'est un composé de substances
dont la nature est différente. [25] Quelques-uns, quand ils
supposent toute la matière employée à la formation d'un monde seul et
unique, obéissent à une certaine crainte : à savoir, que les parties qui
seront laissées en dehors ne troublent par leur résistance ou par leur
choc l'ensemble de celui-ci. Terreur imaginaire ! Si l'on admet une
pluralité des mondes, chacun d'eux recevra en partage une mesure et des
limites qui seront déterminées sous le rapport de la matière et de la
substance ; rien ne sera irrégulier ou en désordre. Il n'y aura aucune
superfluité, aucune chose qui soit laissée en dehors. La raison qui
présidera à chacun d'eux dominera toute la matière attribuée à l'ensemble.
Cette raison ne permettra pas qu'une parcelle détachée et errante aille
tomber dans un autre monde, ni que de cet autre, non plus, il sorte rien
qui se précipite dans le premier. La nature n'admet ni une multiplicité
sans bornes et sans limites, ni des mouvements irrationnels et
désordonnés. Que s'il se produit quelque dérivation de certains mondes à
d'autres, il faut que ce soit un mélange de parties homogènes disposées à
se rapprocher; il faut qu'il y ait fusion complète, comme quand les
lumières des astres se combinent ensemble. Les mondes eux-mêmes prendront
plaisir à se contempler les uns les autres avec bienveillance; et aux
divinités nombreuses et propices qui habitent dans chacun d'eux ils
ménageront ainsi des rapprochements pleins de douceur. Ces hypothèses ne
présentent rien d'impossible, de fabuleux, de déraisonnable; à moins, en
vérité, que les théories d'Aristote n'inspirent des scrupules à
quelques-uns comme étant fondées sur des lois physiques. Chaque corps, dit
Aristote, occupant un espace qui lui est propre, il faut nécessairement
que la terre tende de tous côtés vers le milieu, et que l'eau, placée
au-dessus d'elle, serve de base, en raison de sa pesanteur, à ce qui est
plus léger. Or s'il y a plusieurs mondes, qu'arrivera-t-il? La terre, en
beaucoup d'endroits, se trouvera placée au-dessus du feu et de l'air, et
en d'autres elle leur sera inférieure. La même chose se produira pour
l'air et pour l'eau : tantôt ils occuperont leur place naturelle, tantôt
ils en seront hors. Mais comme, d'après l'opinion d'Aristote, de tels
déplacements sont impossibles, il s'en suit qu'il n'y a ni deux mondes, ni
un nombre plus considérable. Il n'y en a qu'un seul, qui, se composant de
l'universalité de la matière, est fondé sur les lois de la nature, comme
il convient à la diversité des substances. [26] Eh bien! un tel système est
plus spécieux que vrai, continuai-je, et c'est dans cet esprit qu'il faut
l'étudier, mon cher Démétrius. Car lorsqu'Aristote dit que certains corps
tendent vers le centre et les parties inférieures, d'autres vers les
régions excentriques et élevées, que d'autres enfin se dirigent à l'entour
du centre et suivent un mouvement circulaire, où prétend-il placer ce
centre? Ce n'est certes pas en plein vide, puisque selon lui ce vide
n'existe point; et d'ailleurs ceux qui admettent le vide n'y reconnaissent
ni milieu, ni commencement, ni extrémité : attendu que ce sont là trois
idées de limite, et que le vide est immense et sans bornes. Mais si l'on
obligeait le philosophe à reconnaître l'existence du vide, il y a une
chose que la pensée humaine n'oserait y concevoir : ce serait le mouvement
divers de tous les corps vers ce centre. En effet, dans le vide les corps
sont sans force : ils n'ont ni détermination, ni tendance qui les porte
vers un milieu et les y attire d'aucun côté. Il est également difficile de
se figurer comment des corps privés d'intelligence pourraient se mouvoir
vers des objets corporels et indifférents, comment ils pourraient recevoir
d'eux un mouvement et une direction que ceux-ci ne sauraient leur
imprimer. Il reste donc acquis, que ce sont les corps et non l'espace qui
constituent ce centre. Puisque le monde présente une unité et une harmonie
produites par le rapprochement de plusieurs corps dissemblables entre eux,
la différence de ces corps en met nécessairement une dans leurs mouvements
respectifs. Ce qui le prouve, c'est que quand ils subissent des
changements dans leurs substances, ils en subissent aussi dans les places
qu'ils occupent. Leur raréfaction donne à la matière un mouvement en
cercle qui la porte du centre vers les parties supérieures; leur
rapprochement, leur condensation les presse et les pousse en bas et vers
le milieu. [27] Ce
sont là des détails sur lesquels il n'est pas nécessaire de s'étendre plus
longuement ici. Quelle que soit la cause que l'on suppose donner naissance
à ces accidents et à ces vicissitudes des corps, cette même cause
maintiendra les mondes dans leur état propre. A chaque monde, en effet, sa
terre et sa mer; à chacun son centre particulier, ses affections de corps,
ses changements, sa nature, sa puissance qui le conserve et le tient en sa
place. Ce qui est en dehors, que ce soit le néant ou un vide immense, ne
présente pas de milieu, comme on l'a déjà dit. Mais attendu qu'il y a
plusieurs mondes, il y a pour chacun d'eux un milieu qui lui est propre :
de sorte que chacun d'eux aussi a son mouvement spécial, les uns tendant
vers le centre, les autres s'en écartant, d'autres circulant à l'entour de
lui, selon que ces philosophes eux-mêmes le distinguent. Croire que,
plusieurs milieux existant, ce soit vers un seul que les corps pesants se
portent de tout côté, ce serait ne différer en rien de celui qui
prétendrait que chez les créatures humaines, dont le nombre est infini, le
sang coule dans une seule veine, que dans une seule méninge sont
enveloppés tous les cerveaux; ce serait regarder comme étrange que tous
les corps solides ne soient pas en un même emplacement, et les corps
légers en un autre. Une telle opinion serait absurde, aussi bien que celle
du philosophe qui s'indignerait que les entiers eussent toutes leurs
parties en leur ordre, en leur rang, en leur situation naturelle. Il y
aurait absurdité à prétendre qu'il y eût un monde où la lune fût placée de
telle sorte qu'on pût comparer ce monde et cette lune à la situation d'un
homme qui aurait son cerveau dans les talons et son coeur entre les deux
tempes. Au contraire, il n'y a rien d'étrange à supposer plusieurs mondes
indépendants les uns des autres, dont les parties soient en même temps
distinctes et séparées elles-mêmes. La terre, la mer, le ciel qui
appartiendront à ces mondes occuperont la place convenant à leur nature.
Pour chacun d'eux il y aura une région supérieure, une région inférieure,
une circonférence, un centre; et ces positions seront spéciales à leur
monde seulement : elles existeront en lui et pour lui, sans avoir de
rapport avec aucun autre monde ni avec rien qui soit en dehors.
[28]
Quelques-uns font l'objection suivante. Supposez qu'une pierre soit placée
en dehors du monde : on ne saurait comprendre, d'un côté, que cette pierre
restât immobile, ni, d'un autre, qu'elle pût se mouvoir : car comment
resterait-elle immobile puisqu'elle est sollicitée par l'action de la
pesanteur; et comment se dirigerait-elle vers le milieu du monde, suivant
la loi des autres corps graves, puisqu'elle ne fait pas partie du monde et
qu'elle n'est pas agrégée à sa substance? Eh bien, à l'égard d'une terre
appartenant à un autre monde, liée, attachée à cet autre monde, une
semblable objection manque de bon sens. Il n'y aurait nullement lieu de se
demander si cette terre ne serait pas, en raison de sa pesanteur, arrachée
de son tout, et si elle ne viendrait pas se fixer dans notre monde. Il
suffit, pour ne pas le craindre, de considérer avec quelle force chaque
partie de l'univers est maintenue en sa position naturelle. Si ce n'est
plus par rapport au monde, si c'est en dehors de lui que nous prenons le
haut et le bas, nous tomberons dans les mêmes embarras qu'Epicure, qui
fait mouvoir tous ses atomes vers les lieux qui sont au-dessous des pieds,
comme si le vide avait des pieds, ou bien comme si dans l'infini l'on
était autorisé à concevoir un bas et un haut. Aussi y a-t-il lieu de
s'étonner, ou plutôt lieu de ne se nullement rendre compte de ce que
Chrysippe avait dans l'esprit lorsqu'il a dit, que le monde est placé au
milieu, que sa substance a occupé cette place de toute éternité, et que
cette position n'a pas peu contribué à maintenir sa durée et en quelque
sorte son incorruptibilité. Voilà ce qu'il avance dans son quatrième livre
des "Possibles", où il a imaginé ce rêve absurde du milieu dans le vide,
et où il soutient, avec plus d'absurdité encore, que c'est ce milieu, non
existant, qui est cause que le monde continue de subsister. Or, ce qui est
curieux, c'est que plusieurs fois en d'autres passages il a dit, que la
substance est dirigée et contenue par les mouvements qui tendent vers son
milieu et par ceux qui s'en écartent. [29] Quant aux autres objections
des Stoïciens, qui songerait à s'en effrayer? Ils demandent comment il n'y
aura qu'un seul Destin, qu'une seule Providence, comment on pourra se
passer de plusieurs Jupiters du moment que l'on aura admis une pluralité
des mondes. D'abord, s'il est absurde d'admettre plusieurs Jupiters, cette
première objection sera encore plus absurde : car ils font eux-mêmes des
Apollons, des Dianes, des Neptunes à l'infini, dans ces évolutions
innombrables de mondes qu'ils supposent. Ensuite, pourquoi est-il
nécessaire qu'il y ait un grand nombre de Jupiters s'il y a plusieurs
mondes? Ne peut-on admettre pour leur totalité un Dieu qui en soit le
premier chef, qui les dirige avec intelligence et raison, tel qu'est celui
que nous appelons le maître et le père de toutes choses? Qui empêchera que
tous ces mondes dépendent de la Destinée et de la Providence, représentées
par Jupiter? Qui empêchera qu'il les inspecte et les dirige tour à tour,
donnant aux résultats qui s'y produisent un principe, des germes, des
causes? N'arrive-t-il pas, sur cette terre, qu'un seul tout, qu'une
assemblée, par exemple, une armée, un choeur, se forme de corps distincts,
dont chacun a sa vie, son intelligence, ses lumières? C'est le sentiment
de Chrysippe. Eh bien, que dans l'ensemble de l'univers il y ait dix, ou
cinquante, ou cent corps régis par une seule intelligence et soumis à un
seul principe, est-ce donc chose impossible? Rien au contraire ne convient
plus parfaitement à des dieux qu'une telle disposition. Il ne faut pas, en
effet, supposer que les Dieux ressemblent aux chefs d'un essaim
d'abeilles, et qu'ils ne sortent jamais. N'allons pas les garder en les
enfermant, ou plutôt en les cloîtrant, au sein de la matière. Ainsi,
pourtant, procèdent ces philosophes, quand ils prétendent que les Dieux
sont des dispositions, des propriétés de l'air, de l'eau, du feu, quand
ils les supposent nés en même temps que le monde, et quand ils les livrent
aux flammes avec celui-ci. Il ne les veulent ni dégagés d'entraves, ni
libres, comme le sont pourtant des conducteurs de chars ou des pilotes.
Non : les Dieux, à leur compte, sont des statues clouées, scellées sur
leurs piédestaux; les Dieux adhèrent et s'identifient à la nature
matérielle, ils en partagent toutes les vicissitudes, jusqu'au moment où
la destruction, l'anéantissement et la transformation de cette matière
seront consommés. [30] Une opinion qui selon moi est bien plus noble et
bien plus digne de la majesté des Dieux, c'est celle qui les déclare
indépendants et libres. Par exemple, les fils de Tyndare portent secours à
ceux qui sont le jouet de la tempête, et par leur présence ils calment
souverainement « De la mer et des vents les tourbillons rapides ». Et cependant ils ne
naviguent pas eux-mêmes et ne partagent pas ces dangers. Ils se contentent
d'apparaître d'en haut, comme des Génies sauveurs. De même, croyons que
les Dieux visitent tantôt un monde, tantôt un autre, attirés qu'ils sont
par le plaisir de cette contemplation et portés par leur nature à diriger
chacun d'eux. Le Jupiter de l'Iliade ne détourne guère sa vue des champs
Troyens pour la porter sur le pays des Thraces et sur les peuples nomades
qui habitent les bords du Danube; mais le vrai Jupiter embrasse du regard
les évolutions magnifiques et dignes de lui qui s'accomplissent dans
plusieurs mondes. Il ne regarde pas, hors de soi, en un vide infini; il ne
se considère pas lui-même à l'exclusion de toute autre chose, comme l'ont
pensé quelques-uns. Ce sont les actes nombreux accomplis par les Dieux et
par les hommes, ce sont les mouvements et le cours périodique des astres,
qui occupent sa sublime contemplation. Car loin de haïr les changements,
la Divinité y prend, au contraire, un grand plaisir, s'il faut en juger
par les vicissitudes alternatives auxquelles obéissent les corps célestes
dont le ciel est peuplé. Ainsi donc, l'infinité des mondes est, une
rêverie tout à fait inintelligente et déraisonnable, puisqu'elle n'admet
aucun Dieu, et qu'elle substitue partout la Fortune et le hasard. Mais une
Providence gouvernant avec sollicitude une quantité et un nombre
déterminés de mondes, me paraît bien valoir celle qui, s'identifiant à une
seule substance et s'y fixant, la transformerait et la façonnerait à
l'infini. Il me semble que la première de ces deux Providences n'est
inférieure à l'autre ni par la dignité, ni par la grandeur du travail.
»
[31]
Après cette longue explication je me tus; mais Philippe ne tarda pas à
reprendre la parole :
« Que cette pluralité des
mondes soit vraie ou fausse, dit-il, je ne me charge pas de le décider.
Mais si nous faisons sortir la Divinité hors du gouvernement d'un monde
unique, pourquoi voulons-nous qu'elle en ait créé cinq seulement et pas
davantage? Quel est le rapport de ce nombre cinq avec la multitude des
mondes? J'aurais, ce me semble, plus de plaisir à connaître un tel
rapport, qu'à savoir la cause de l'inscription « EI », consacrée dans ce
temple. Car ce nombre n'est ni un triangle, ni un quarré, ni un nombre
parfait, ni un cube, et il ne présente évidemment aucune des propriétés
intéressantes que goûtent et admirent les amateurs de ces sortes de
curiosité. La raison tirée des éléments et présentée par Platon sous une
forme énigmatique, est tout à fait difficile à comprendre. Elle n'explique
en aucune façon d'une manière vraisemblable, sur quelle probabilité ce
philosophe se fonde pour établir, que la matière contenant cinq corps
équiangles, équilatéraux et de surfaces égales, cinq mondes aient dû en
être formés sur-le-champ.»
[32] Toutefois, repris-je, il semble que Théodore de
Soles n'ait pas mal expliqué la raison d'un tel rapport dans ses
développements sur les mathématiques de Platon. Voici comment Théodore
procède. La pyramide, l'octaèdre, l'icosaèdre, le dodécaèdre, que Platon
pose comme corps premiers, sont tous parfaitement beaux par l'égalité de
leurs rapports et de leurs proportions. Nuls ne sont plus excellents, et
la nature ne s'est pas laissé le pouvoir d'en composer, d'en ajuster
d'autres qui leur soient semblables. Cependant ils n'ont pas tous eu en
partage une même composition, et leur origine n'est pas semblable. La
pyramide est le plus délié et le plus petit; le dodécaèdre est le plus
volumineux et présente le plus de parties. Des deux qui restent,
l'icosaèdre est plus grand de moitié que n'est l'octaèdre par la multitude
de ses triangles. Il est donc impossible que ces corps prennent tous
ensemble leur naissance d'une seule matière, Les corps minces, petits,
d'organisation plus simple, ont dû obéir nécessairement les premiers à
l'agent qui mettait la matière en mouvement et qui la façonnait. Ils ont
dû être constitués, ils ont dû se produire avant ceux dont les parties
sont plus grandes et plus nombreuses, et dont la composition demandait
plus de travail, comme est le dodécaèdre. Il suit de là, que le seul corps
premier est la pyramide, qu'aucun des autres ne saurait l'être, leur
formation étant postérieure à la sienne. Il y a donc un moyen de remédier
aussi à cette inconséquence : c'est de diviser et de séparer la matière en
cinq mondes, dont l'un sera la pyramide, laquelle a existé la première, un
autre, l'octaèdre, un troisième, l'icosaèdre. Puis, formés de ce qui aura
primitivement existé dans chacun de ces mondes, les corps restants
prendront successivement naissance, suivant le plus ou le moins de densité
des parties qui les composent et qui se changent les unes en les autres.
C'est ce que Platon lui-même démontre en suivant les détails de presque
toutes leurs transformations. Pour nous, il nous suffira de l'avoir appris
par peu d'exemples. L'air s'engendre par l'extinction du feu; et, de
nouveau, en se subtilisant il produit du feu. C'est dans chacune de ces
deux semences qu'il faut contempler toutes les modifications et toutes les
métamorphoses. Or les semences du feu, c'est la pyramide, composée des
vingt-quatre premiers triangles; celles de l'air, c'est l'octaèdre avec
ses quarante-huit mêmes triangles. L'élément unique de l'air se forme donc
de deux éléments de feu, mêlés et combinés ensemble. Ce même air, divisé à
son tour, donne deux corps de feu; puis rapproché et condensé encore, il
s'en va en forme d'eau. De sorte que, partout, ce qui a existé le premier
donne facilement, par une série de transmutations, l'origine aux autres
substances. Dès lors on ne peut pas dire qu'il y ait un seul élément
primitif : l'un trouve dans la substance de l'autre un principe d'origine
actif et déterminant, et tous conservent une même dénomination.
[33] Ici
Ammonius :
« C'est bravement et de grand
coeur, dit-il, que Théodore s'est donné
bien de la peine pour expliquer tout ceci; mais, ou bien je serai fort
étonné, ou bien il a pris, je crois, pour base de sa théorie des principes
qui sont subversifs les uns des autres. En effet il veut que la formation
des cinq corps élémentaires n'ait pas été simultanée, mais que le plus
délié, celui dont la composition exige le moins de travail, se produise le
premier à l'existence. Puis, comme si c'était chose conséquente, chose qui
ne démentît pas un tel point de départ, il ajoute que toute matière ne
donne pas d'abord naissance à ce qu'il y a de plus délié et de plus
simple; que quelquefois les corps lourds et composés de parties nombreuses
prennent les devants et naissent de la matière les premiers. Mais
indépendamment de cela, après avoir supposé cinq corps primitifs, et par
suite cinq mondes, il n'exerce ses probabilités que sur quatre éléments.
Comme au jeu des osselets il supprime le cube, qui, de sa nature, dit
Théodore, ne peut ni prendre la forme de ces quatre autres, ni changer ces
quatre autres en lui, d'autant plus que les triangles sont d'un genre
différent. En effet, ces autres ont tous pour principe commun le
demi-triangle, tandis que le cube seul a pour principe le triangle
isocèle, qui ne saurait faire avec le demi-triangle ni accord, ni fusion
aboutissant à l'unité. Si donc il y a cinq corps primitifs et cinq mondes,
si dans chacun d'eux la priorité d'existence est un principe de
génération, là où le cube aura existé en premier aucun des autres ne
pourra être, puisque le cube n'est pas de nature à pouvoir se changer en
aucun d'eux. J'omets d'ajouter, qu'au solide appelé dodécaèdre on donne un
autre principe, et non pas ce triangle scalène avec lequel il plaît à
Platon de composer la pyramide, l'octaèdre et l'icosaèdre. Si bien,
continua en riant Ammonius, que vous avez à résoudre ces objections; ou
bien, à propos de cette difficulté commune, il faut nous dire quelque
chose qui vous soit particulier. »
[34] « Pour le moment,
répondis-je, je ne saurais alléguer rien
de plus vraisemblable. Toutefois, il vaut peut-être mieux rendre compte de
son opinion propre que de celle des autres. Je reprends donc la question à
son principe, et je dis : Puisqu'il existe deux natures, la première
sensible, muable, sujette, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, à
génération et à corruption, la seconde essentiellement intelligible et se
maintenant toujours dans le même état, il serait étrange, mon cher ami de
dire que la nature purement intelligible admet des divisions, des manières
d'être différentes, et de s'indigner, de s'irriter contre ceux qui ne
laissent pas à la nature corporelle et sensible un caractère parfait
d'unité et d'accord avec elle-même, mais la divisent et la séparent en
plusieurs parties. Que les substances permanentes, les substances divines
aient plus de cohésion avec elles-mêmes, soit: c'est une propriété qui
leur convient, parce qu'elles doivent, autant que cela est réalisable,
échapper à toute division, à toute séparation. Mais néanmoins, la
puissance de changement s'attaque aussi à ces substances, et par les
dissimilitudes d'idées et de formes cette force établit entre elles des
séparations plus grandes que ne sont les distances corporelles. C'est
pourquoi Platon, s'élevant contre ceux qui déclarent que l'Univers est un,
dit au contraire : Il y a l'essence, l'être qui reste le même, l'être qui
devient autre, puis, pour compléter, il y a le mouvement et l'immobilité.
Une fois admise l'existence de cinq principes, il n'est pas étonnant que
chacun de ces cinq éléments corporels ait sa copie et sa ressemblance dans
la nature, copie et ressemblance qui ne sont pas à la vérité bien nettes
et bien pures, mais dont l'exactitude tient au plus ou moins d'affinité de
chaque principe avec chaque état. Le cube est évidemment le propre symbole
du repos, à cause de la stabilité et de la solidité de ses surfaces. La
pyramide, par ses arêtes, qui sont grêles et prolongées, et par ses angles
aigus, représente l'activité du feu et le mouvement. Le dodécaèdre, apte à
comprendre toutes les autres figures, est l'image de l'essence, en tant
que celle-ci embrasse l'universalité des corps. Quant aux deux qui
restent, l'icosaèdre répond à l'idée « d'être qui devient autre, » et
l'octaèdre, à l'idée « d'être qui reste le même ». L'icosaèdre représente
l'air, qui est capable de contenir toute substance en une seule forme;
l'octaèdre représente l'eau, qui par le mélange se prête à un grand nombre
de genres différents. Si donc la nature réclame en tout et partout une
égale et uniforme distribution, il est conséquent qu'il n'y ait ni plus ni
moins de mondes qu'il n'y a de modèles préexistants, en sorte qu'à chacun
des mondes réponde un principe de direction et une force propre, comme il
en est pour la composition des corps eux-mêmes. [35] Il y a là, en tous cas, de
quoi consoler ceux qui s'étonnent de nous voir diviser en tant de genres
une nature sujette à génération et altération. Mais voici un argument que
je vous engage à considérer de près avec moi : des deux premiers
principes, je veux dire l'unité et le nombre binaire pris abstractivement,
celui-ci, élément de tout désordre et de toute confusion, s'appelle
infinité; au contraire l'unité, bornant et terminant le vide de l'infini,
lequel n'a ni proportions ni bornes, donne une forme à cet infini, et le
rend capable de prendre et de recevoir jusqu'à un certain point les
dénominations que l'on applique aux choses sensibles. Ces deux principes
ont d'abord une application manifeste à propos des nombres. Ou plutôt,
disons que la multitude n'est jamais nombre, si on ne l'assimile en
quelque sorte à la matière, en lui faisant subir, comme à l'immensité de
celle-ci, des modifications tantôt en plus, tantôt en moins. Toute
multitude devient nombre du moment qu'elle est terminée par l'unité. Que
l'on supprime celle-ci, derechef la dyade, ou nombre binaire, qui est
indéfinie et indéterminée, confond tout, détruit l'ordre, supprime les
bornes et les mesures. Mais comme la forme, loin d'être subversive de la
matière, donne une figure et un ordre au sujet qui la reçoit, on doit
nécessairement trouver dans le nombre les deux principes d'où naît la
première et la plus grande différence ou dissimilitude. C'est le principe
de l'infinité qui produit le nombre pair; l'autre principe, le meilleur,
produit le nombre impair. Le premier des nombres pairs est deux; des
nombres impairs, c'est trois. Réunis ensemble, ils font le nombre cinq,
qui, en raison de la manière dont il est composé, est commun aux deux,
mais qui par sa puissance est impair. Car, comme la nature sensible et
corporelle se trouve divisée en plusieurs parties par suite de sa
composition et par la force de l'être "qui devient autre", il fallait que
le nombre de ces parties ne fût ni le premier des nombres pairs ni le
premier des impairs, mais un troisième nombre, composé de l'un et de
l'autre, de manière à ce qu'il devînt le résultat des deux principes qui
forment le nombre pair et le nombre impair. Car l'un ne pouvait être
séparé de l'autre, puisqu'ils ont tous deux nature, force et puissance de
principe. Du moment qu'ils ont été combinés ensemble, le meilleur, ayant
prévalu sur l'infini indéterminé qui tend à la division, a maintenu la
nature corporelle; et comme la matière se trouvait scindée en deux parts,
ce meilleur a placé au milieu l'unité, ne permettant pas que l'Univers fût
simplement divisé en deux. La pluralité des mondes a été produite par
l'être « qui devient autre », lequel est toujours dans l'infinité et la
diversité; mais cette pluralité a été produite en nombre impair, par la
vertu de « l'être qui reste le même », lequel est déterminé; et cette
imparité a été portée à un tel nombre, parce que le meilleur principe n'a
pas permis que la nature s'étendît trop loin. S'il n'y avait eu que
l'unité pure et simple, la matière n'aurait eu absolument aucune
séparation. Mais comme l'unité a été mêlée avec le nombre deux, dont la
nature est de scinder, la matière a reçu par ce moyen une coupure et une
division. Toutefois, c'est au chiffre cinq que cette division s'est
arrêtée, le nombre impair ayant prévalu sur le pair. [36] C'est pour cela
qu'autrefois l'usage était de dire g-pempazesthai pour signifier «
compter. » Je crois même que le mot « univers », (g-panta), a été dérivé
de g-pente (cinq), par analogie, attendu que le nombre cinq, la pentade,
est composé des deux premiers nombres. Les autres nombres multipliés
diversement donnent des produits qui sont différents de ces nombres mêmes.
Mais cinq pris un nombre pair de fois produit un nombre qui est divisible
par dix et qui est en même temps pair. Si le facteur est impair, le
produit donne encore un nombre terminé par cinq. J'omets de remarquer,
d'abord que cinq est composé des deux premiers carrés, à savoir de un et
de quatre, qu'ensuite le carré de cinq est le premier qui vaille à lui
seul autant que le carré des deux nombres qui le précèdent, formant ainsi
le plus beau des triangles rectangles, qu'enfin cinq est le premier nombre
qui contienne la raison sesquialtère. Ces remarques ne sont peut-être pas
appropriées à la question qui nous occupe. Les suivantes l'y sont
davantage. De sa nature le nombre cinq est capable de diviser, et il se
retrouve dans une foule de répartitions naturelles. Ainsi nous possédons
cinq sens; notre âme a cinq facultés, la végétative, la sensible, la
concupiscible, l'irascible et la raisonnable; nous avons cinq doigts à
chaque main; le sperme le plus fécond se répartit en cinq conceptions :
car on ne cite pas de femme qui ait eu plus de cinq enfants d'une même
portée, et la mythologie égyptienne dit que Rhéa mit au monde cinq dieux,
ce qui désigne d'une façon énigmatique les cinq mondes formés d'une seule
matière. Dans l'univers, la terre est divisée en cinq zones, et le ciel,
en cinq cercles: deux pôles, deux tropiques et l'équateur au milieu. Il y
a cinq révolutions des planètes, parce qu'il n'y a qu'une seule et même
révolution pour le soleil, pour Vénus et pour Mercure. Le monde lui-même,
dans sa composition, suit cette raison harmonique, comme la gamme dont
nous nous servons pour chanter se compose de cinq tétracordes, dont le
premier s'appelle g-hypaton, c'est-à-dire, des tons bas; le second,
g-meson, c'est-à-dire, moyens; la tierce, g-synemmenon, c'est-à-dire,
conjoints; la quarte, g-diezeugmenon, c'est-à-dire, disjoints; et la
quinte, g-hyperbolaeon, c'est-à-dire, suprêmes. Dans le chant on distingue
aussi cinq intervalles: le dièze, le semi-ton, le ton, le ton mineur, et
le ton majeur. Tant il est vrai que la nature semble se plaire à tout
exécuter d'après le nombre cinq, plutôt qu'à rien produire en forme ronde
comme une boule, ainsi que disait Aristote ! [37] Mais, objectera quelqu'un,
pourquoi Platon, qui a rapporté le nombre des cinq mondes aux cinq
premières figures des corps réguliers, qui a prétendu que c'est sur
l'analogie du nombre cinq que Dieu a décrit le plan de l'univers, pourquoi
Platon va-t-il ensuite exposer des doutes touchant la pluralité des
mondes. et élever la question de savoir s'il y a en vérité un seul monde,
ou bien s'il y en a cinq? Il est évident que c'est de cette question-là
qu'il croit que doivent surgir les conjectures. Si donc il faut appliquer
la vraisemblance au sentiment de Platon, voici les remarques que nous
avons à faire. Aux dissimilitudes de ces corps et de ces figures répondent
des différences nécessaires et immédiates dans leurs mouvements. C'est ce
qu'il enseigne lui-même, quand il démontre que la raréfaction ou la
condensation des corps, en même temps qu'elles changent leur substance et
leur qualité, changent aussi et leur noms et l'emplacement qu'ils
occupent. Par exemple, supposons que l'air devienne feu par la
décomposition de l'octaèdre, qui se sera découpé en pyramide, ou, au
contraire, que le feu devienne air en se resserrant et se comprimant en
octaèdre : il est impossible que cet air ou ce feu reste dans l'endroit où
il était auparavant; il se déplacera pour se porter ailleurs, en luttant
avec violence contre les corps qui lui font obstacle et qui le pressent.
Platon rend son idée encore plus sensible par une image tirée des vans et
des instruments divers avec lesquels on agite et secoue le grain pour le
nettoyer. Il dit que, par une ressemblance parfaite, lorsque les éléments
secouaient la matière et qu'ils étaient secoués par elle, les parties
homogènes se rapprochaient toujours, et occupaient tantôt une place,
tantôt une autre, avant que par leur composition l'univers eût été formé.
La matière se trouvait donc réduite à l'état dans lequel il est
vraisemblable que soit toute chose là où Dieu n'est point. Les cinq
qualités primitives, obéissant à leurs mouvements propres, s'en allaient
séparément: sans que, toutefois, elles fussent complétement, nettement
distinctes, parce que dans cette confusion générale la plus faible était
naturellement entraînée suivant la direction de la plus forte. C'est pour
cela que, comme elles se trouvaient à leur formation portées tantôt d'un
côté, tantôt d'un autre, il se constitua autant de divisions qu'il y avait
de genres différents. Sans être un feu parfaitement pur, une portion de la
matière participa de la forme ignée; une autre prit la forme de l'éther :
non que ce fût de l'éther sans mélange, mais elle tenait pourtant de la
substance éthérée; une troisième, n'étant pas terre par elle-même, avait
de l'analogie avec la nature de la terre. Mais il y eut principalement
communauté de l'air avec l'eau, parce que ces deux éléments ne se
séparent, comme on l'a déjà dit, que chargés l'un et l'autre de corps
hétérogènes. Car ce n'est point Dieu qui a divisé et réparti la matière.
D'elle-même elle s'est séparée, d'elle-même elle s'est portée à des places
distinctes; et pourtant le désordre était encore considérable lorsque Dieu
s'empara d'elle. Il la disposa, il l'ordonna suivant l'analogie et la
juste convenance. Donnant ensuite à chacune des parties une loi d'ensemble
et de conservation, il fit autant de mondes qu'il y avait d'espèces de
corps primitifs. Que, pour l'amour d'Ammonius, cet hommage soit offert à
Platon, et qu'il l'agrée. Quant au nombre des mondes en lui-même, je ne
voudrais jamais m'obstiner à soutenir qu'il y en a précisément cinq; mais
l'opinion qui, sans les multiplier à l'infini, en admet plus d'un et les
fixe à un nombre déterminé, cette opinion me semble n'être en rien plus
déraisonnable qu'aucune des deux autres. Je vois qu'il est dans la nature
de la matière qu'elle se répande et se divise, qu'elle ne se tienne pas à
l'unité; et d'une autre part, j'estime que la raison ne lui permet pas
d'aller jusqu'à l'infini. Du reste c'est ici le lieu, s'il y en eut jamais
occasion, de se souvenir de l'Académie : évitons d'affirmer rien avec trop
de confiance. Cette question de la multiplicité des mondes est un terrain
glissant : contentons-nous de ne pas tomber, et de conserver notre
équilibre. »
[38]
Quand j'eus ainsi parlé, Démétrius prit la parole :
« C'est un avis sage que
celui de Lamprias, dit-il :
Nombreuses sont, non pas les formes des sophismes, comme s'exprime
Euripide, mais les formes des difficultés que les Dieux suscitent pour
nous donner le change, quand nous osons sur des matières si graves
prononcer comme en connaissance de cause. Mais il est temps, ainsi qu'il
nous le conseille, de ramener l'entretien à ce qui en a été pour nous le
premier objet. Il a été dit que les oracles, désavoués et abandonnés par
les Génies, languissent à l'instar d'instruments de musique dont on ne
joue plus et qui sont muets. Ce premier propos en éveille un autre sur un
point plus important, à savoir sur la cause et la puissance en vertu
desquelles les Génies saisissent d'enthousiasme et d'inspiration les
prophètes et les prophétesses. Car il n'est pas possible d'attribuer le
mutisme des oracles à la défaillance des Génies, si l'on ne sait comment,
par leur direction et leur présence, ces mêmes Génies animent les oracles
et les font parler. »
« Croyez-vous donc,
reprit Ammonius, que les Génies soient autre
chose que des âmes qui errent de tous côtés, « Et qu'enveloppe une
vapeur légère », comme dit Hésiode? Selon moi, la différence entre un
homme quelconque et celui qui remplit un rôle dans une tragédie ou dans
une comédie, donne l'idée du contraste qui sépare un pur esprit d'une âme
revêtue d'un corps et associée à la vie présente. Il n'y a donc rien
d'absurde et d'étonnant, à ce que des âmes qui en rencontrent d'autres
leur communiquent des images de l'avenir : comme nous-mêmes, non pas
toujours avec la voix, mais par écrit, quelquefois au moyen d'un simple
attouchement, d'un regard, nous signifions plusieurs choses déjà faites,
et nous en pronostiquons de futures. A moins, pourtant, que vous ne
méditiez, Lamprias, quelque objection à élever à l'encontre. Car il nous
est dernièrement revenu en propos, que vous aviez eu sur cette matière
plusieurs entretiens avec des étrangers à Lébadie; mais on n'a pas su nous
renseigner exactement à cet égard."
« N'en soyez pas
étonnés, lui
répondis-je, de
nombreuses affaires et des occupations survenues à la traverse, en raison
de l'oracle et du sacrifice qui se célébrait, ont rendu ces entretiens
disséminés et décousus. »
« Mais, maintenant,
dit Ammonius, vous avez des auditeurs
maitres de leurs loisirs, qui ne demandent qu'à faire des recherches, à
s'éclairer. Nous bannissons tout esprit de dispute et de controverse, et
l'on vous accorde avec indulgence, comme vous le voyez, la liberté de tout
dire.»
[39] Les autres assistants ayant joint
leurs prières à celles d'Ammonius, je repris après quelques moments de
silence :
« C'est vous, Ammonius, qui,
par une sorte de rencontre, avez ouvert l'entrée et donné commencement aux
propos tenus en cette occasion. Car si dans les âmes séparées des corps,
ou même n'y ayant été jamais associées, il faut voir des Génies, qui selon
vous et le divin Hésiode « Des mortels ici-bas sont les saints
protecteurs »,
pourquoi les âmes attachées à des corps sont-elles privées par nous de
cette faculté naturelle qui permet aux Génies de prévoir et d'annoncer
l'avenir? Que les âmes après leur séparation d'avec le corps acquièrent un
pouvoir, une propriété qu'elles n'avaient pas auparavant, c'est une
supposition invraisemblable : elles possèdent toujours les mêmes
attributs, mais elles les possèdent à un degré inférieur lorsqu'elles sont
mélangées avec des corps. Les unes sont complétement obscures et cachées,
les autres sont faibles et insignifiantes, et d'autres lentes et inactives
: on pourrait les comparer à ce que sont les regards à travers un nuage,
ou les pas sur un sol humide. Elles ont besoin qu'on soigne avec une
attention particulière leur vertu native, et qu'on la ranime en la
dégageant et la purifiant de ce qui l'obscurcit. Comme le soleil ne
devient pas brillant par ce fait seul qu'il s'est délivré des nuages,
attendu que par sa nature il est toujours brillant, mais comme à travers
un brouillard il nous semble obscur et sombre, de même ce ne serait pas
parce qu'elle sortirait du corps ainsi que d'un nuage, que l'âme pourrait
acquérir la faculté de divination. Elle la possède même pendant son union
avec le corps, mais sa lucidité est moins grande à cause du mélange et de
la confusion qu'y jette l'élément mortel. On ne doit ni en être surpris ni
le mettre en doute, quand on observe combien, sans parler des autres
facultés de l'âme, la mémoire, qui opère en sens inverse de la divination,
déploie de force et de pouvoir pour retenir et conserver les choses qui
sont passées, disons mieux, les choses qui existent. Car de ce qui a été,
il ne reste, il ne subsiste rien. Tout existe et périt à la fois, les
actes, les paroles, les affections; tout est entraîné par le temps comme
par un fleuve rapide. Mais il y a une faculté de l'âme qui oppose, je ne
sais comment, de la résistance et qui donne une réalité et une forme à ce
qui n'est plus. En effet, l'oracle consulté par les Thessaliens à propos
d'Arna leur prescrivait de dire « Ce que voit un aveugle et ce qu'entend un
sourd ». Eh
bien ! La mémoire des faits est pour nous l'ouïe des sourds, et la vue des
aveugles. C'est pourquoi, comme je l'ai dit, il ne faut pas s'étonner si
la mémoire, saisissant ce qui n'est plus, anticipe sur une grande partie
des choses qui ne sont point encore. Ces dernières lui conviennent
davantage et elle y sympathise tout particulièrement. Elle se porte, elle
s'élance vers l'avenir, tandis que de ce qui est passé et accompli elle se
trouve disjointe, et elle n'y tient que par le souvenir.
[40]
C'est donc là une puissance innée dans les âmes, mais elle ne leur donne
que des perceptions obscures et mal déterminées. Toutefois il arrive
souvent, que quelques âmes se développent et reconquièrent leur propriété
divinatoire dans les songes et au moment des sacrifices. Est-ce à dire,
que dans ces circonstances le corps se purifie ou subisse une modification
qui lui confère une plus grande aptitude? Est-ce, qu'affranchie et dégagée
du présent, la partie pensante et méditative de l'âme applique à la
prévision de l'avenir la partie qui ne réfléchit pas et qui est purement
imagination? Quoi qu'il en soit, il y aurait erreur à dire avec Euripide :
« Qui le
mieux conjecture est le meilleur devin ». L'homme qui conjecture
bien est celui dont les idées sont en parfait rapport les unes avec les
autres, qui suit pas à pas les indications offertes à son esprit par la
logique et la vraisemblance. La faculté de divination, au contraire,
ressemble à une table rase : elle est essentiellement privée de
raisonnement et de détermination. Les affections et les pressentiments
qu'elle est capable de recevoir se rattachent tous à l'imagination; c'est
sans le moindre esprit de déduction qu'elle saisit l'avenir, et elle ne
réussit jamais mieux à le posséder que quand elle se détache le plus du
présent. Il se produit une sorte d'extase qui demande un tempérament
particulier, des dispositions spéciales et un changement de l'être. C'est
là ce que nous appelons enthousiasme. De lui-même le corps a souvent une
telle aptitude. La terre fournit aux hommes la source de plusieurs autres
facultés, dont les unes transportent les âmes hors d'elles-mêmes ou bien
les frappent de maladie et leur donnent même la mort, dont les autres sont
douces, bienfaisantes, utiles : comme à l'occasion l'expérience le
démontre. Mais c'est d'en haut que vient la faculté divinatoire : elle est
un courant, un souffle essentiellement céleste et saint. Elle se
communique directement par l'air, ou par quelque autre milieu humide, qui,
s'unissant avec les autres corps, jette les âmes dans un état insolite et
étrange. Il serait difficile de préciser nettement les caractères d'un
semblable état; mais la raison permet d'asseoir plusieurs conjectures. Il
est probable que la chaleur et la dilatation ouvrent des pores qui donnent
entrée aux images de l'avenir, comme le vin, quand il monte au cerveau,
révèle un grand nombre d'autres mouvements de l'âme, ainsi que des pensées
que l'on dissimulait et que l'on cachait. L'ivresse et ses fureurs
bachiques prédisposent beaucoup, en effet, comme le dit Euripide, à la
faculté divinatoire. L'âme échauffée et mise en feu s'affranchit alors de
cette réserve par laquelle une prudence tout humaine détourne le plus
souvent et éteint l'enthousiasme. [41] On peut dire encore,
supposition très vraisemblable, que la sécheresse combinée avec la chaleur
volatilise l'esprit, et en fait quelque chose d'aérien, d'essentiellement
pur. C'est alors cette âme sèche dont parle Héraclite. L'humidité, au
contraire, émousse la vue et l'ouïe, comme du reste, elle ôte aux miroirs,
aux lampes, à l'air même, tout brillant et tout éclat. D'un autre côté il
n'est pas impossible que la réfrigération, la condensation des esprits
fasse naître et subsister dans l'âme la faculté divinatoire, comme la
trempe donne le tranchant au fer. Fondu avec le cuivre, qui est très peu
dense et très poreux, l'étain rend ce métal plus serré et plus dense, en
même temps qu'il ajoute à son brillant et à sa netteté. De même, rien
n'empêche que l'exhalaison inspiratrice, qui a de l'analogie et de
l'affinité avec les âmes, remplisse leurs vides, les combine et les
ajuste. Certaines substances ont du rapport avec certaines autres, et
tendent à se rapprocher d'elles. Ainsi le mélange de la fève augmente
l'action colorante de la pourpre: le nitre, celle du safran : «
A la pourpre est
mêlé le jaunâtre safran », comme a dit Empédocle. Ainsi encore, à propos du Cydnus et
du couteau sacré d'Apollon conservé dans la ville de Tarse, nous vous
avons entendu dire, mon cher Démétrius, qu'il n'y a pas d'eau meilleure
pour nettoyer un instrument tranchant que l'eau de ce fleuve. Ainsi,
enfin, à Olympie, pour faire adhérer la cendre que l'on applique sur
l'autel de Jupiter on la mêle avec de l'eau de l'Alphée; mais si l'on
essaye un autre liquide, il n'en est pas un qui puisse donner de la
cohésion et de la consistance à cette cendre. [42] Il ne faut donc pas
s'étonner si entre les nombreux courants d'exhalaisons que la terre fait
jaillir à sa surface, ceux de Delphes seulement provoquent d'enthousiastes
dispositions, propres à révéler les images de l'avenir. La tradition vient
encore, d'une manière irrésistible, confirmer cette opinion. Il est
raconté, que la vertu prophétique de ces lieux se manifesta pour la
première fois en la personne d'un berger qui, se trouvant là par hasard,
prononça des paroles inspirées. D'abord ceux qui les entendirent n'y
faisaient aucune attention; mais quand plus tard les prophéties de l'homme
se furent réalisées, ils l'eurent en grande admiration. Les plus savants
des Delphiens ont conservé le nom de ce berger : il s'appelait Corétas.
Pour moi, il me semble que, par une analogie toute spéciale, il y a entre
l'âme et l'inspiration prophétique le même rapport, la même liaison
qu'entre la lumière et l'oeil, organe de la vue. L'oeil a la faculté de
voir, mais il ne saurait exercer cette faculté sans la lumière. De même la
divination, oeil de l'âme, a besoin de se trouver dans un milieu qui soit
d'une nature analogue à la sienne, qui la détermine et la mette en action.
Aussi l'opinion la plus répandue dans les premiers âges était-elle,
qu'Apollon et le soleil sont un même Dieu. Mais ceux qui se connaissent en
merveilleuses et sages analogies, qui savent les glorifier, ceux-là ont
pensé que si l'on peut établir une analogie entre le corps et l'âme, entre
la vue et l'intelligence, entre la lumière et la vérité, on peut établir
aussi cette analogie entre l'influence du soleil et la nature d'Apollon.
Ils proclament que l'astre est un produit, une émanation du Dieu :
émanation toujours existante parce que le Dieu ne cesse d'exister. Le
soleil anime, provoque et détermine l'exercice de la faculté de la vue,
comme Apollon provoque la vertu divinatoire de l'âme. [43] Ceux qui ont cru que
c'était un seul et même Dieu en commun, ont suivi les lois de la
vraisemblance quand ils ont attribué cet oracle à Apollon conjointement
avec la Terre. Ils pensaient que le soleil détermine dans le sein de la
terre cette disposition et cette température qui en font s'exhaler les
vapeurs propres à la divination. Or, pour ce qui est de la Terre, de même
qu'Hésiode, plus sensé que certains philosophes, l'a nommée
« De
l'univers la base inébranlable », de même nous aussi, nous estimons
qu'elle est éternelle et incorruptible. Si les propriétés dont elle jouit
semblent tantôt disparaître, tantôt se produire, il est vraisemblable que
cela tient à ce que ces propriétés se déplacent, changent de courant, et
accomplissent comme en cercle les mêmes périodes dans toute la suite des
âges. Nous pouvons le conjecturer par les phénomènes qui se passent sous
nos yeux. Il y a des lacs, des fleuves, et plus souvent des sources
chaudes, qui disparaissent et s'anéantissent complétement; d'autres se
détournent et se cachent sous terre; puis longtemps après, ces eaux
reparaissent aux mêmes lieux, ou bien elles coulent un peu plus bas. Nous
savons des mines qui se sont épuisées récemment : par exemple, les mines
d'argent de l'Attique, et les mines de cuivre de l'Eubée, desquelles se
fabriquaient des épées forgées à froid. Eschyle en fait mention :
« Il prend
sa bonne lame et son glaive d'Eubée ». Je citerai également la carrière de Caryste :
il n'y a pas encore bien longtemps qu'on a cessé d'en extraire de ces
pierres qui ressemblent à du fil dévidé. Car je suppose que quelques-uns
d'entre vous ont eu occasion de voir des essuie-mains, des filets et des
résilles provenant de ces sortes de pierres. Ce sont autant d'objets
incombustibles; et quand ils ont été salis par l'usage, il suffit de les
jeter dans le feu pour leur rendre leur éclat et leur transparence. Eh
bien, aujourd'hui tout a disparu; à peine en reste-t-il quelques vestiges,
sortes de fibres ou de cheveux, qui courent çà et là au milieu des métaux.
[44]
Tous ces phénomènes, à en croire Aristote, sont produits par des vapeurs
contenues dans le sein de la terre; et ils doivent nécessairement
disparaître, se déplacer ou se remontrer en même temps que les
exhalaisons. Pareillement pour ce qui concerne les souffles prophétiques,
il faut bien se figurer, que leur vertu n'est ni éternelle ni préservée de
la vieillesse, mais qu'elle est, au contraire, soumise à des altérations.
Il est probable que des pluies excessives les éteignent, que la foudre en
tombant les disperse, et surtout qu'à la suite des tremblements de terre,
qui déterminent des affaissements et des désordres dans le sol, ces
exhalaisons sont refoulées profondément ou complétement étouffées. C'est
ainsi qu'aux lieux où nous sommes il reste encore des traces du terrible
tremblement de terre qui renversa Delphes même. Pareillement on rapporte
qu'en la ville d'Orchomène, à la suite d'une peste qui fit périr un grand
nombre de citoyens, l'oracle de Tirésias défaillit complétement, et de nos
jours encore il ne fonctionne plus et reste muet. Il en est de même des
oracles de Cilicie, à ce que l'on rapporte; mais personne mieux que vous,
Démétrius, ne saurait nous éclairer sur ce dernier point. »
[45] « J'ignore, répondit Démétrius, où les choses en sont
aujourd'hui, attendu que depuis longtemps déjà, comme vous le savez, je
suis le plus habituellement hors de mon pays. Lorsque je m'y trouvais,
l'oracle de Mopsus et celui d'Amphiloque florissaient encore. Je puis même
citer, à propos de celui de Mopsus, un fait des plus étonnants et dont
j'ai été témoin. Le gouverneur de Cilicie avait été jusque-là irrésolu à
l'égard des choses divines : ce qui tenait, je pense, au peu de fondement
de son incrédulité même. Homme d'ailleurs familiarisé avec l'injustice et
le mal, il avait, de plus, autour de lui un certain nombre d'Épicuriens
répandant sur ces sortes de questions religieuses les sarcasmes de ce
qu'ils appellent leur sublime raison naturelle. Il s'avisa d'envoyer un
affranchi pourvu d'instructions comme on en aurait donné à un espion qui
pénètre chez des ennemis; et il l'avait fait porteur d'un billet cacheté
où était écrite une questions que personne ne savait. Cet envoyé passa la
nuit dans le temple comme c'est la coutume; et, après s'y être endormi, il
raconta le lendemain le songe qu'il avait eu. Un homme d'une beauté
merveilleuse s'était présenté, lui avait dit ce seul mot : « Noir », et
sans rien ajouter avait aussitôt disparu. La chose nous sembla des plus
bizarres, et nous embarrassait fort; mais le gouverneur en question fut
frappé d'un tel saisissement qu'il tomba à genoux et adora le Dieu. Puis
ayant ouvert le billet il nous montra la question qui s'y trouvait écrite
: « Est-ce
un taureau blanc que je t'immolerai, ou bien un taureau noir? » Aussi les Epicuriens
eux-mêmes étaient-ils confondus. Notre homme accomplit le sacrifice, et ne
cessa plus d'avoir Mopsus en grande vénération.»
[46] Après ce récit Démétrius garda le
silence. Mais, comme je voulais que l'entretien se résumât par une
conclusion telle quelle, mes regards se portèrent de nouveau sur Philippe
et sur Ammonius assis à côté l'un de l'autre. Il me sembla qu'ils
voulaient parler, et je me retins de nouveau. Alors Ammonius prit la
parole :
« Mon cher Lamprias,
dit-il, Philippe a également
quelques observations à faire sur ce qui vient d'être avancé. Lui aussi,
comme bien des gens, il pense qu'Apollon n'est autre que le soleil et que
le Dieu et l'astre ne font qu'un. Mais le doute que j'ai à proposer est
plus grave, et se rattache à de plus importantes questions. Tout à
l'heure, je ne sais comment, notre entretien nous a fait aboutir à une
première conséquence : nous avons enlevé la divination aux Dieux, pour
l'attribuer exclusivement aux Génies. Maintenant, si je ne me trompe,
voilà que nous battons en brèche les Génies même; nous les chassons de ce
sanctuaire et de ce trépied-ci. C'est à des souffles, à des vapeurs, à des
exhalaisons, qu'il nous plaît d'attribuer le principe, ou plutôt l'essence
et la vertu divinatoire; et cette température, cette chaleur dont nous
avions parlé, nous en avons fait pour les esprits comme une sorte de
trempe. Or une semblable explication conclut à écarter notre pensée loin
des Dieux en ce qui touche les oracles et la cause des oracles, et c'est
faire un raisonnement semblable à celui du Cyclope dans Euripide : «
La terre
forcément devra, donnant pâture, De mes nombreux troupeaux fournir la
nourriture
». Il y a une seule différence : le Cyclope déclare qu'il ne
sacrifie pas aux Dieux, mais à lui-même et à son ventre, parce que son
ventre est à ses yeux la plus grande divinité, au lieu que nous sacrifions
aux Génies et que nous leur adressons des prières. Mais à quoi bon ce
culte, s'il est vrai que les âmes portent en elles-mêmes la vertu
divinatoire et si elles sont simplement mises en mouvement par une
certaine température de l'air et par quelque souffle ? Que signifie, dès
lors, cette institution de prêtresses? Pourquoi n'y a-t-il pas d'oracle
rendu à moins que la victime ne tremble de tout son corps et ne s'agite
des cornes aux pieds pendant qu'on répand sur elle des libations? Il ne
suffit pas qu'elle remue la tête, comme dans les autres sacrifices; il
faut que tous ses membres tressaillent ensemble, frappés de palpitations
et de frémissements qu'accompagne un murmure convulsif. Si ces symptômes
ne se manifestent pas, les prêtres disent que l'oracle ne peut
fonctionner, et ils n'introduisent pas la Pythie. Il est vraisemblable que
c'est parce qu'ils attribuent à un Génie ou à un dieu la plus grande part
dans l'oracle, qu'ils agissent et qu'ils règlent tout ainsi. Mais à
prendre les choses comme vous le dites, il n'y a là aucune vraisemblance.
En effet, que la victime tremble ou ne tremble pas, ce sont les
exhalaisons qui par leur présence produisent l'enthousiasme; et elles le
produiront indifféremment sur toute âme, non seulement sur celle de la
Pythie, mais sur celle de la première personne venue dont elles auront
touché le corps. Il suit de là, que c'est sottise de n'employer qu'une
seule femme à la notification des oracles, et de la condamner à une
existence pénible en veillant à ce qu'elle reste dans un état perpétuel de
continence et de chasteté. Car ce Corétas qui, au dire des Delphiens, fit
connaître la vertu de ce lieu parce qu'il y tomba le premier, n'était en
rien, que je sache, supérieur aux autres gardeurs de chèvres et de
moutons. Qui sait d'ailleurs si ce récit n'est pas une fable, un conte
frivole? C'est mon opinion, pour ma part. A récapituler tous les avantages
que cet oracle-ci a procurés à la Grèce lorsqu'il s'agissait de guerres,
de fondations de villes, de pestes, de stérilités, j'estime qu'il est
impie de refuser la découverte et l'initiative du sanctuaire Delphique à
un Dieu et à une Providence pour l'attribuer à la Fortune et au hasard.
C'est là-dessus que je voudrais entendre disserter Lamprias, et je
désirerais, ô Philippe que vous eussiez pendant ce temps un peu de
patience ».
«Très-volontiers,
répondit Philippe, j'attendrai, et
pareillement nos amis que voilà : car ce que vous venez de dire nous a
tous profondément émus.»
[47] « Et moi, ô
Philippe,
ajouté-je, ce
n'est pas seulement une vive émotion que j'ai ressentie : je suis en outre
tout confus. Faut-il donc que dans une réunion si nombreuse, si imposante,
je paraisse avoir voulu abuser et de mon âge et des séductions de la
parole pour détruire ou ébranler des idées religieuses qui sont vraies et
que la croyance publique a consacrées! Je me justifierai en prenant Platon
pour garant et pour défenseur. Ce grand philosophe a blâmé Anaxagore
l'Ancien de s'être trop enfoncé dans les causes naturelles, d'avoir
toujours recherché et poursuivi les résultats produits nécessairement par
les affections du corps, et d'avoir négligé les causes finales et les
causes efficientes, qui sont plus immédiates et plus élevées. C'est lui,
c'est Platon qui, parmi les philosophes, a discouru, sinon le premier, du
moins avec le plus d'autorité, sur ces deux sortes de causes. Il fait
remonter à Dieu le principe de tout ce qui s'opère d'après les lois de la
raison, et cependant il ne prive pas la matière de son indispensable
action sur ce qui existe. Il avait parfaitement reconnu, que la matière
contribue pour sa part à l'ordre établi dans l'univers sensible; que cet
ordre n'émane pas uniquement d'une intelligence pure et sans mélange, et
qu'il est le résultat de la matière et de l'intelligence combinées
ensemble. Voyez d'abord ce qui en est pour les ouvrages des artistes.
Prenons, sans aller plus loin, cette coupe si fameuse par son piédestal et
sa base, cette coupe qu'Hérodote appelle Hypocrateridie. Quelles causes
matérielles ont concouru à sa formation? Le feu, qui a amolli la
substance; le fer; puis l'eau, qui lui a donné la trempe. Sans ce triple
concours, l'ouvrage n'aurait pu exister. Mais la cause efficiente, celle
qui a tout mis en oeuvre, qui a travaillé sur ces matériaux, qui a présidé
à la création de l'objet, c'est l'art et l'intelligence de l'ouvrier. Et
du reste toutes ces imitations et toutes ces oeuvres portent le nom de
l'artiste : «Polygnote, de Thase, et fils d'Aglaophon, A peint en ce tableau
la prise d'Ilion, et il l'a peinte, comme on voit.» Certainement il a fallu
que des couleurs fussent broyées et combinées ensemble : sans quoi il
n'aurait pu y avoir ni composition ni tableau. Mais si quelqu'un,
s'attachant à la cause matérielle, veut chercher et faire voir les
accidents de couleur et les changements de teinte produits par le mélange
du crayon et de l'ocre, du noir et du blanc de céruse, est-ce à dire qu'il
diminuera en quoi que ce soit la gloire du peintre? On explique devant moi
par quels procédés le fer se trempe et s'amollit : on fait voir comment,
après avoir été liquéfié par le feu, le fer se livre et cède à ceux qui
tombent sur lui à coups de marteau ; comment il est ensuite plongé dans
l'eau pure; comment le poids du liquide resserre et contracte les
molécules du métal que le feu avait amollies et dilatées; comment le fer
prend dès lors cette force et cette consistance qui est appliquée par
Homère « force
de fer ». Est-ce
à dire qu'après ces explications l'artiste en conserve moins le droit de
se regarder comme l'auteur de l'oeuvre? Je n'hésite pas à croire que ce
droit existe toujours. Parce que quelques-uns constatent les propriétés de
tels ou tels médicaments, est-ce à dire que la médecine soit supprimée?
Certainement lorsque Platon dit, que nous voyons par suite de la
combinaison du rayon visuel avec la lumière du soleil, que nous entendons
par suite de la percussion de l'air, il ne prétend pas nier que ce soit
l'intelligence et la providence divine qui nous aient donné le sens de la
vue et le sens de l'ouïe. [48] Toute naissance a constamment deux causes, comme je
l'ai dit; et dès la plus haute antiquité les théologiens et les poètes
préférèrent ne s'occuper que de la plus parfaite de ces causes, appliquant
d'une façon générale ce commun apophthegme : « Jupiter est de tout milieu,
principe et fin ». Mais ils n'avaient pas encore abordé les causes
nécessaires et naturelles. Ce sont de plus récents investigateurs, appelés
physiciens, qui ont suivi une route contraire. Perdant de vue le principe
divin qui est si beau, ils n'ont plus considéré que les corps et les
accidents des corps; et ils ont fait tout dépendre des impulsions, des
changements, des combinaisons que subit la matière. De là deux théories,
dont l'une et l'autre sont incomplètes, puisque toutes deux ignorent ou
laissent de côté, la première, les causes matérielles et physiques , la
seconde, les causes finales et efficientes. Mais le philosophe qui le
premier a porté la lumière sur les rapports communs à ces causes, qui d'un
principe rationnel d'où naît l'initiative et le mouvement, a rapproché,
avec l'évidence la plus incontestable, une matière destinée à subir
l'action et les effets de ce principe, ce philosophe, dis-je, nous absout,
nous aussi, de tout soupçon, de toute imputation calomnieuse. En effet,
nous ne prétendons dépouiller la science prophétique ni de son caractère
divin ni de sa raison. Si nous donnons pour matière et sujet à cette
science l'esprit humain, nous lui donnons pour instrument, et en quelque
sorte pour archet, le souffle de l'enthousiasme et l'exhalaison. Car
d'abord la terre qui engendre ces exhalaisons, le soleil qui donne à la
terre toutes ces ressources de températures diverses et de changements,
sont, par une tradition de nos pères, des divinités à nos yeux. Puis,
après le soleil et la terre, viennent les Génies, espèces d'intendants,
d'inspecteurs, de gardiens. La terre et le soleil formant comme un
concert, les Génies en dirigent le ton général, que tantôt ils abaissent
quand il le faut et tantôt ils élèvent. Ce qui pourrait dépasser la mesure
et la troubler, ils le font disparaître ; et ils maintiennent le mouvement
de toutes les parties de cet orchestre, de manière à ce qu'il n'y ait ni
désaccord ni accident. Pourquoi ne laisserions-nous pas subsister ces
Génies? Il nous semble qu'une telle hypothèse n'a rien de déraisonnable et
d'impossible. [49]
Nous-mêmes, quand nous accomplissons les sacrifices préliminaires, quand
nous couronnons la victime, quand nous répandons des libations sur sa
tête, nous ne faisons rien qui contrarie cette doctrine-là. Interrogez
aussi les prêtres et les saints ministres. Pourquoi immolent-ils une
victime? Pourquoi l'arrosent-ils de libations? Pourquoi observent-ils ses
palpitations et ses mouvements? Leur seul but est de recueillir des signes
qui annoncent de la part du Dieu l'intention de dévoiler l'avenir. Il faut
que la victime soit pure, saine, exempte de toute corruption quant à l'âme
et quant au corps. Les signes auxquels se reconnaît un pareil état pour le
corps ne sont pas difficiles à constater. Pour les dispositions de l'âme
on les reconnaît, chez les taureaux en leur donnant de la farine, chez les
sangliers en leur présentant des pois chiches. S'ils refusent, on estime
que ces animaux ne sont pas sains. La chèvre s'éprouve par l'eau froide :
si, lorsqu'on en répand sur elle, la chèvre reste insensible et immobile,
on en conclut que son âme n'est pas dans une disposition naturelle. Pour
moi, quand même il serait établi qu'on doit voir une preuve de la
complaisance de l'oracle dans le tremblement qui agite les victimes et une
preuve de son mauvais vouloir dans leur immobilité, je ne découvre pas ce
qui en peut résulter de contraire aux assertions par moi précédemment
énoncées. Car toute force réalise plus ou moins complétement son effet
naturel suivant les circonstances; et comme celles-ci échappent à notre
perspicacité, il est naturel que Dieu nous les fasse connaître par des
signes. [50]
Je crois aussi que l'exhalaison n'a pas en tout temps une même vertu. Elle
éprouve des affaiblissements, elle se ranime ensuite. Pour appuyer cette
conjecture, je me fonde sur le témoignage de beaucoup d'étrangers et sur
celui de tous les ministres attachés au service du temple. En effet, la
chapelle où l'on installe ceux qui viennent consulter le Dieu n'est ni
bien souvent ni régulièrement, mais à des intervalles purement fortuits,
imprégnée d'une odeur suave et de cette émanation analogue aux parfums les
plus agréables et les plus coûteux, qui sort du sanctuaire comme d'une
source. Il est probable que le développement de cette odeur exquise est dû
à la chaleur ou à quelque autre cause toute locale. Si cette opinion ne
paraît pas vraisemblable, vous conviendrez du moins que c'est avec des
conditions diverses, à des degrés différents que la Pythie elle-même est
affectée dans la partie de son âme qui est mise en contact avec le souffle
prophétique. Cette prêtresse ne se tient pas constamment à la même
température, et, si j'ose le dire, à un seul et même diapason. Certaines
affections pénibles, certains ébranlements qu'elle s'explique parfois, qui
plus souvent sont mystérieux, agissent sur son âme; et quand elle en est
possédée, il vaudrait mieux pour elle ne pas aller au temple, ne pas
mettre au service du Dieu une âme insuffisamment nette de toute
perturbation. Comparons, si vous voulez, cette prêtresse à un instrument
bien construit et rendant un son agréable ; mais en elle il y a confusion,
et elle n'est pas assez maîtresse d'elle-même. Ainsi le vin n'agit pas
toujours de la même manière sur un buveur, ni la flûte, sur un homme sujet
à l'enthousiasme. Aujourd'hui moins forte, demain plus énergique sera
l'ivresse et l'inspiration de l'un et de l'autre, suivant la disposition
différente qui se sera produite en eux. Parmi les facultés de notre âme,
l'imagination semble être celle qui obéit le plus aux accidents du corps
et qui en suit le plus fidèlement les variations. C'est ce qui est rendu
évident par les songes. Tantôt on flotte dans ses rêves au milieu d'une
foule de visions de toute espèce, tantôt l'on reste, à l'égard de ces
images, dans le calme et le repos le plus complet. Nous connaissons
personnellement Cléon, le Daulien, qui dit et répète n'avoir pas eu un
seul songe durant toute sa vie, déjà pourtant assez longue. Dans des temps
plus anciens on rapporte la même particularité touchant Thrasymède
l'Héréen. C'est affaire de tempérament. Les mélancoliques, au contraire,
rêvent beaucoup et ont des visions nombreuses, auxquelles ils ajoutent une
grande confiance. La cause en est, que leur imagination se portant de
plusieurs côtés, il leur arrive comme à ceux qui lancent un grand nombre
de flèches, de toucher fréquemment le but. [51] Lors donc que l'imagination
et la faculté prophétique se trouvent disposées à subir l'esprit de
divination comme un malade est disposé à prendre un médicament, alors les
prophètes se trouvent nécessairement saisis d'enthousiasme. Si cette
disposition manque, l'enthousiasme manque aussi; ou bien il est
désordonné, plein de confusion et de trouble, tel que nous savons qu'il se
produisait dans la Pythie morte récemment. Car des étrangers étant venus
consulter l'oracle, on dit que la victime avait reçu les premières
effusions sans bouger et sans en paraître affectée. Les prêtres redoublant
de zèle et la pressant à l'envi les uns des autres, à force d'être inondée
et comme noyée elle finit, à grand'peine, par se rendre. Mais
qu'arriva-t-il à la Pythie? Elle ne descendit, à ce qu'on rapporte, dans
le sanctuaire qu'avec répugnance et découragement. Dès les premières
réponses il était facile de voir, à l'âpreté de sa voix, qu'elle était
comme un vaisseau désemparé et incapable de supporter la mer. L'esprit qui
la remplissait était un esprit muet et malicieux. A la fin, complètement
troublée, elle s'élança vers l'issue avec un cri terrible, et se précipita
sur le sol, mettant en fuite non seulement ceux qui étaient venus
consulter l'oracle, mais encore le prophète Nicandre et les prêtres qui se
trouvaient là. Rentrés quelques instants après, ils la relevèrent. Elle
avait repris sa raison, mais elle mourut au bout de peu de jours. Voilà
pourquoi l'on exige que la Pythie se conserve pure de toute union
charnelle, qu'elle vive constamment isolée, et loin de tout commerce avec
une personne étrangère. Avant de recourir à l'oracle les prêtres
recueillent ces indications, et ils pensent que le Dieu sait parfaitement
si la prêtresse est disposée, si elle est dans des conditions convenables
et si elle pourra sans inconvénient subir l'inspiration prophétique. Tout
le monde, en effet, n'est pas susceptible d'être animé de cette
inspiration; et ceux qui le peuvent n'en sont pas toujours affectés de la
même manière. L'esprit divinatoire n'enflamme et ne commence à saisir,
comme nous l'avons dit, que ceux qui sont prédisposés à ces émotions et à
ce bouleversement. C'est, en réalité, une puissance divine et
surnaturelle; mais il ne lui est pas donné de ne jamais défaillir, de ne
jamais s'altérer, d'échapper aux atteintes de la vieillesse, de résister à
l'action indéfinie du temps. Le temps, telles sont nos théories, triomphe
de tout ce que contient ce monde sublunaire. Il en est même qui vont
jusqu'à prétendre, que les régions supérieures elles-mêmes ne peuvent lui
résister, et qu'incapables de lutter avec l'immensité et l'infini, elles
subissent des rénovations et des changements soudain réalisés.
[52]
Ce sont là, ajoutai-je, des recherches que je propose à vos méditations
fréquentes et aux miennes propres. Elles fournissent matière à beaucoup de
contradictions et à des systèmes opposés, que la circonstance ne nous
permet pas de passer tous en revue. Ainsi donc, ajournons-en l'examen,
aussi bien que celui des doutes élevés par Philippe concernant le soleil
et concernant Apollon.
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